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FILENAME : ABOU 13 страница



Je mesurai ses splendides contradictions en la voyant discuter avec ses camarades. C'é taient des ré unions dans des maisons mal installé es, dé coré es avec de rares posters et beaucoup d'objets folkloriques, des portraits de Lé nine et des terres cuites nordestines qui cé lé braient le cangaceiro, ou des fé tiches amé rindiens. Je n'é tais pas arrivé à un des moments politiquement les plus limpides et j'avais dé cidé, aprè s l'expé rience vé cue dans mon pays, de me tenir é loigné des idé ologies, surtout là ‑ bas, où je ne les comprenais pas. Les propos des camarades d'Amparo augmentè rent mon incertitude, mais ils stimulè rent chez moi de nouvelles curiosité s. Ils é taient naturellement tous marxistes, et à premiè re vue ils parlaient presque comme tout marxiste europé en, mais ils parlaient d'une chose diffé rente, et soudain, au cours d'une discussion sur la lutte des classes, ils parlaient de « cannibalisme bré silien » ou du rô le ré volutionnaire des cultes afro‑ amé ricains.

Alors, entendant parler de ces cultes, j'acquis la conviction que là ‑ bas mê me l'aspiration idé ologique va dans le sens contraire. Ils m'é bauchaient un panorama de migrations pendulaires internes, avec les dé shé rité s du nord qui descendaient vers le sud industriel, se sous‑ prolé tarisaient dans des mé tropoles immenses, asphyxié s par des nuages de smog, retournaient, dé sespé ré s, dans le nord, pour reprendre un an aprè s la fuite vers le sud; mais au cours de cette oscillation, beaucoup s'enlisaient dans les grandes villes et, absorbé s par une plé iade d'É glises autochtones, ils s'adonnaient au spiritisme, à l'é vocation de divinité s africaines... Et là, les camarades d'Amparo se divisaient: pour certains, cela dé montrait un retour aux racines, une opposition au monde des Blancs; pour d'autres, les cultes é taient la drogue avec quoi la classe dominante refré nait un immense potentiel ré volutionnaire; pour d'autres encore, c'é tait le creuset où Blancs, indios et nè gres se fondaient, en dessinant des perspectives encore vagues et à la destiné e incertaine. Amparo é tait dé cidé e, les religions ont toujours é té l'opium des peuples et à plus forte raison les cultes pseudo‑ tribaux. Puis je la tenais par la taille dans les « escolas de samba », quand j'entrais moi aussi dans les serpents de danseurs qui traç aient des sinusoï des rythmé es par le battement insoutenable des tambours, et je me rendais compte qu'elle adhé rait à ce monde avec les muscles de l'abdomen, avec le cœ ur, avec la tê te, avec les narines... Et puis nous sortions encore, et elle é tait la premiè re à m'anatomiser avec sarcasme et rancœ ur la religiosité profonde, orgiastique, de ce lent don de soi, semaine aprè s semaine, mois aprè s mois, au rite du carnaval. Aussi tribal et ensorcelé, disait‑ elle avec haine ré volutionnaire, que les rites du football qui voient les dé shé rité s dé penser leur é nergie combative, et leur sens de la ré volte, pour pratiquer incantations et malé fices, et obtenir des dieux de tous les mondes possibles la mort de l'arriè re adverse, en oubliant la domination qui les voulait extatiques et enthousiastes, condamné s à l'irré alité.

Lentement je perdis le sentiment de la diffé rence. De mê me que je m'habituais peu à peu à ne pas chercher à reconnaî tre les races, dans cet univers de visages qui racontaient des histoires centenaires d'hybridations incontrô lé es. Je renonç ai à é tablir où se trouvait le progrè s, où la ré volte, où le complot – comme disaient les camarades d'Amparo – du Capital. Comment pouvais‑ je encore penser europé en, quand j'apprenais que les espoirs de l'extrê me gauche é taient entretenus par un é vê que du Nordeste, soupç onné d'avoir sympathisé avec le nazisme dans sa jeunesse, lequel, avec une foi intré pide, tenait bien haut le flambeau de la ré volte, mettant sens dessus dessous le Vatican effrayé et les barracudas de Wall Street, enflammant de liesse l'athé isme des mystiques prolé taires conquis par l'é tendard menaç ant et trè s doux d'une Belle Dame qui, transpercé e de sept douleurs, contemplait les souffrances de son peuple?

Un matin, sorti avec Amparo d'un sé minaire sur la structure de classe du Lumpenproletariat, nous parcourions en voiture une route littorale. Je vis, le long de la plage, des offrandes votives, des bougies, des corbeilles blanches. Amparo me dit qu'elles é taient offertes à Yemanjá, la dé esse des eaux. Elle descendit de la voiture, se rendit avec componction sur la ligne de brisement des vagues, demeura quelques instants en silence. Je lui demandai si elle y croyait. Elle me demanda avec rage comment je pouvais le croire. Puis elle ajouta: « Ma grand‑ mè re m'emmenait ici, sur cette plage, et elle invoquait la dé esse pour que je puisse grandir belle et bonne et heureuse. Qui est ce philosophe à vous qui parlait des chats noirs, et des cornes de corail, et a dit " ce n'est pas vrai, mais j'y crois " ? Bien, moi je n'y crois pas, mais c'est vrai. » Ce fut ce jour‑ là que je dé cidai d'é pargner sur nos salaires, et de tenter un voyage à Bahia.

 

Mais ce fut aussi alors, je le sais, que je commenç ai à me laisser bercer par le sentiment de la ressemblance: tout pouvait avoir de mysté rieuses analogies avec tout.

Lorsque je revins en Europe, je transformai cette mé taphysique en une mé canique – et c'est pour cela que je donnai tê te la premiè re dans le piè ge où je me trouve maintenant. Mais, à l'é poque, j'agis dans un cré puscule où s'annulaient les diffé rences. Raciste, je pensai que les croyances d'autrui sont pour l'homme fort des occasions d'amè nes rê veries.

J'appris des rythmes, des maniè res de laisser aller le corps et l'esprit. Je me le disais l'autre soir dans le pé riscope, tandis que pour lutter contre le fourmillement de mes membres je les bougeais comme si je frappais encore l'agogõ. Tu vois, me disais‑ je, pour te soustraire au pouvoir de l'inconnu, pour te montrer à toi‑ mê me que tu n'y crois pas, tu en acceptes les charmes. Comme un athé e qui avoue l'ê tre, qui de nuit verrait le diable, et raisonnerait de la sorte: lui, certes, n'existe pas, et c'est là une illusion de mes sens excité s, cela dé pend sans doute de ma digestion, mais lui ne le sait pas, et il croit en sa thé ologie à l'envers. Sû r qu'il est d'exister, qu'est‑ ce qui lui ferait donc peur? Vous faites le signe de la croix et lui, cré dule, disparaî t dans une explosion de soufre.

C'est ce qui m'est arrivé à moi comme à un ethnologue pé dant qui, pendant des anné es, aurait é tudié le cannibalisme et, pour dé fier l'esprit borné des Blancs, raconterait à tout le monde que la chair humaine a une saveur dé licate. Irresponsable, parce qu'il sait qu'il n'aura jamais l'occasion d'en goû ter. Jusqu'à ce que quelqu'un, anxieux de savoir la vé rité, veuille essayer sur lui. Et, tandis qu'il est dé voré morceau par morceau, il ne saura plus qui a raison, et espè re presque que le rite est bon, pour justifier du moins sa propre mort. Ainsi, l'autre soir, devais‑ je croire que le Plan é tait vrai, sinon au cours de ces deux derniè res anné es j'aurais é té l'architecte omnipuissant d'un cauchemar malin. Mieux valait que le cauchemar fû t ré alité, si une chose est vraie elle est vraie, et vous, vous n'y ê tes pour rien.

 

– 24 –

Sauvez la faible Aischa des vertiges de Nahash, sauvez la plaintive Hé va des mirages de la sensibilité, et que les Khé rubs me gardent.

José phin PÉ LADAN, Comment on devient Fé e, Paris, Chamuel, 1893, p. XIII.

Tandis que je m'avanç ais dans la forê t des ressemblances, je reç us la lettre de Belbo.

Cher Casaubon,

 

Je ne savais pas, jusqu'à l'autre jour, que vous é tiez au Bré sil, j'avais complè tement perdu trace de vous, je ne savais mê me pas que vous é tiez diplô mé (compliments), mais chez Pilade j'ai trouvé quelqu'un qui m'a fourni vos coordonné es. Il me semble opportun de vous mettre au courant de certains faits nouveaux qui concernent la malheureuse histoire du colonel Ardenti. Plus de deux anné es ont passé, me semble‑ t‑ il, et il faut encore m'excuser car c'est moi qui vous ai mis dans le pé trin, ce matin‑ là, sans le vouloir.

J'avais presque oublié cette sale affaire, mais il y a deux semaines je suis allé me promener dans le Montefeltro et je suis tombé sur la forteresse de San Leo. Il paraî t qu'elle é tait sous domination pontificale au XVIIIe siè cle, et que le pape y a fait enfermer Cagliostro, dans une cellule sans porte (on entrait, pour la premiè re et derniè re fois, par une trappe situé e au plafond) et avec un soupirail par où le condamné ne pouvait voir que les deux é glises du village. Sur le bat‑ flanc où Cagliostro dormait et où il est mort, j'ai vu un bouquet de roses, et on m'a expliqué qu'il y a encore beaucoup de fidè les qui vont en pè lerinage sur le lieu du martyre. On m'a raconté que parmi les pè lerins les plus assidus il y avait les membres de Picatrix, un cé nacle milanais d'é tudes mysté riosophiques, qui publie une revue – appré ciez l'imagination – appelé e Picatrix.

Vous savez que je suis curieux de ces bizarreries, et à Milan je me suis procuré un numé ro de Picatrix, où j'ai appris qu'on devait cé lé brer d'ici quelques jours une é vocation de l'esprit de Cagliostro. J'y suis allé.

Les murs é taient damassé s d'é tendards couverts de signes cabalistiques, grande dé bauche de hiboux et chouettes, scarabé es et ibis, divinité s orientales de provenance incertaine. Sur le fond il y avait une estrade, avec une avant‑ scè ne de torches ardentes sur des supports de billots mal dé grossis; en arriè re‑ plan, un autel avec retable triangulaire et deux statuettes d'Isis et Osiris. Autour, un amphithé â tre de figures d'Anubis, un portrait de Cagliostro (de qui sinon, vous ne croyez pas? ), une momie doré e format Ché ops, deux candé labres à cinq branches, un gong soutenu par deux serpents rampants, un lutrin sur un socle recouvert de cotonnette imprimé e de hié roglyphes, deux couronnes, deux tré pieds, une mallette mini‑ sarcophage, un trô ne, un fauteuil style XVIIe, quatre chaises dé pareillé es genre banquet chez le shé rif de Nottingham, chandelles, bougies, cierges, toute une ardeur trè s spirituelle.

Enfin, sept enfants de choeur entrent, soutane rouge et torche, et puis le cé lé brant, qu'on dit ê tre le directeur de Picatrix – et il s'appelait Brambilla, les dieux le lui pardonnent – avec des ornements rose et olive, et puis la pupille, ou mé dium, et puis six acolytes tout de blanc vê tus qui semblent autant de Ninetto Davoli mais avec infule, celle du dieu, si vous vous rappelez nos poè tes.

Brambilla se coiffe d'un trirè gne orné d'une demi‑ lune, s'empare d'une flamberge rituelle, trace sur la scè ne des figures magiques, é voque quelques esprits angé liques avec la finale en « el », et c'est alors que me viennent vaguement à l'esprit ces diableries pseudo‑ sé mitiques du message d'Ingolf, mais c'est l'affaire d'un instant et puis ç a me sort de l'esprit. Parce que c'est alors aussi qu'il se passe quelque chose de singulier: les micros de la scè ne sont relié s à un dispositif de syntonisation, qui devrait recueillir des ondes errant dans l'espace, mais l'opé rateur, avec infule, doit avoir commis une erreur, et on entend d'abord de la disco‑ music et puis entre en ondes Radio Moscou. Brambilla ouvre le sarcophage, en extrait un grimoire, sabre l'air d'un encensoir et crie « Ô seigneur que ton rè gne arrive » et il semble obtenir quelque chose parce que Radio Moscou se tait, mais au moment le plus magique elle reprend sur un chant de cosaques aviné s, de ceux qui dansent avec le derriè re à ras de terre. Brambilla invoque la Clavicula Salomonis, brû le un parchemin sur un tré pied au risque d'allumer un bû cher, é voque quelques divinité s du temple de Karnak, demande avec impertinence d'ê tre placé sur la pierre cubique d'Esod, et appelle avec insistance un certain Familier 39, qui doit ê tre trè s familier au public car un fré missement se ré pand dans la salle. Une spectatrice tombe en transe, les yeux en l'air, on ne voit plus que le blanc, les gens s'é crient un docteur un docteur, à ce moment Brambilla fait appel au Pouvoir des Pentacles et la pupille, qui s'é tait entre‑ temps assise dans le fauteuil faux XVIIe, commence à s'agiter, à gé mir, Brambilla se penche sur elle en l'interrogeant avec anxié té, autrement dit en interrogeant le Familier 39, qui, je le devine maintenant, est Cagliostro soi‑ mê me.

Et voici que commence la partie inquié tante parce que la jeune fille fait vraiment de la peine et souffre sé rieusement, transpire, tremble, brame, commence à prononcer des phrases tronqué es, parle d'un temple, d'une porte à ouvrir, dit qu'est en train de se cré er un tourbillon de force, qu'il faut monter vers la Grande Pyramide, Brambilla s'agite sur la scè ne en percutant le gong et en appelant Isis à gorge dé ployé e, moi je jouis du spectacle, quand soudain j'entends que la fille, entre un soupir et un gé missement, parle de six sceaux, de cent vingt ans d'attente et de trente‑ six invisibles. Il n'y a plus de doute, elle parle du message de Provins. Tandis que je suis prê t à en entendre davantage, la fille s'affaisse, é puisé e, Brambilla la caresse au front, bé nit l'assistance de son encensoir et dit que le rite est fini.

D'un cô té j'é tais impressionné, d'un autre cô té je voulais comprendre, et je cherche à m'approcher de la fille, qui, pendant ce temps, est revenue à elle, s'est enfilé un manteau mi‑ saison plutô t moche et s'apprê te à sortir par‑ derriè re. Je suis sur le point de la toucher à l'é paule et je sens qu'on me prend par un bras. Je me retourne, c'est le commissaire De Angelis qui me dit de laisser tomber, de toute faç on il sait où la trouver. Il m'invite à boire un café. Je le suis, comme s'il m'avait pris en faute, et en un certain sens c'é tait ç a, et au bar il me demande pourquoi j'é tais ici et pourquoi je cherchais à aborder la fille. Je m'é nerve, je lui ré ponds que nous ne vivons pas sous une dictature, et que je peux aborder qui je veux. Lui s'excuse et m'explique: les enquê tes sur Ardenti é taient allé es au ralenti, mais ils avaient essayé de reconstituer la faç on dont il avait passé ses deux jours à Milan avant de rencontrer les gens de chez Garamond et le mysté rieux Rakosky. Au bout d'un an, par un coup de chance, on avait su que quelqu'un avait vu Ardenti sortir du siè ge de Picatrix, avec la sensitive. Par ailleurs, la sensitive l'inté ressait parce qu'elle vivait avec un individu qui n'é tait pas inconnu à la brigade des narcotiques.

Je lui dis que j'é tais là par pur hasard, et que m'avait frappé le fait que la fille avait dit une phrase sur six sceaux que j'avais entendue dans la bouche du colonel. Lui me fait observer qu'il est é trange que je me rappelle si bien à deux anné es de distance ce qu'avait dit le colonel, vu que le lendemain j'avais seulement fait allusion à de vagues propos sur le tré sor des Templiers. Moi je lui dis que le colonel avait parlé justement d'un tré sor proté gé par quelque chose comme six sceaux, mais je n'avais pas pensé que ce fû t un dé tail important, parce que tous les tré sors sont proté gé s par sept sceaux et des scarabé es d'or. Et lui d'observer qu'il ne voit pas pourquoi les paroles de la mé dium auraient dû me frapper, vu que tous les tré sors sont proté gé s par des scarabé es d'or. Je lui demande de ne pas me traiter comme un repris de justice, et il change de ton et se met à rire. Il dit qu'il ne trouve pas bizarre que la fille ait dit ce qu'elle a dit, parce que, d'une faç on ou d'une autre, Ardenti devait lui avoir parlé de ses lubies, peut‑ ê tre mê me en cherchant à l'utiliser comme intermé diaire pour quelque contact astral, comme on dit dans ce milieu. La sensitive est une é ponge, une plaque photographique, elle doit avoir un inconscient aux allures de luna‑ park – m'a‑ t‑ il dit – ceux de Picatrix lui font probablement un lavage de cerveau toute l'anné e, il n'est pas invraisemblable qu'en é tat de transe – parce que la fille y va pour de bon, elle ne fait pas semblant, et elle est un peu dé rangé e du cerveau – aient ré affleuré en elle des images qui l'avaient impressionné e longtemps auparavant.

 

Mais, deux jours plus tard, De Angelis dé barque dans mon bureau et me dit que c'est quand mê me bizarre, le lendemain il est allé chercher la fille: elle é tait absente. Il demande aux voisins, personne ne l'a vue, plus ou moins depuis l'aprè s‑ midi pré cé dant le soir du rite fatal; lui, le soupç on lui monte au nez, il entre dans l'appartement, le trouve tout en dé sordre, draps par terre, oreillers dans un coin, journaux pié tiné s, tiroirs vides. Disparus, elle et son protecteur ou amant ou concubin comme on voudra.

Il me dit que si je sais quelque chose de plus il vaut mieux que je parle parce qu'il est é trange que la fille se soit volatilisé e et il y a deux raisons à cela: ou quelqu'un s'est aperç u que lui, De Angelis, l'avait à l'œ il, ou ils ont remarqué qu'un certain Jacopo Belbo tentait de lui parler. Et donc ce qu'elle avait dit en transe se ré fé rait à quelque chose de sé rieux, et Eux‑ mê mes, quels qu'ils fussent, ne s'é taient jamais rendu compte qu'elle en savait tant. « Et puis, mettons qu'il vienne à l'esprit d'un de mes collè gues que c'est vous qui l'avez assassiné e, a ajouté De Angelis avec un beau sourire, vous voyez qu'il convient de marcher unis. » J'allais perdre mon calme, Dieu sait que ç a ne m'arrive pas souvent, je lui ai demandé pourquoi donc une personne qu'on ne trouve pas chez elle devrait avoir é té assassiné e, et lui m'a demandé si je me souvenais de l'histoire du colonel. Je lui ai dit qu'en tout cas, si on l'avait assassiné e ou enlevé e, ç 'avait é té l'autre soir quand je me trouvais avec lui, et lui m'a demandé comment je faisais pour ê tre si sû r de moi, parce que nous nous é tions quitté s vers minuit et aprè s il ne savait pas ce qui s'é tait passé, je lui ai demandé s'il parlait sé rieusement, lui m'a demandé si je n'avais jamais lu de roman noir et ne savais pas que la police doit soupç onner par principe quiconque n'a pas un alibi aussi lumineux que Hiroshima, et qu'il faisait don de sa tê te pour une transplantation, tout de suite mê me, si j'avais un alibi pour le temps é coulé entre une heure et le matin d'aprè s.

Que vous dire, Casaubon, peut‑ ê tre aurais‑ je bien fait de lui raconter la vé rité, mais du cô té de chez moi on est tê tu et on n'arrive jamais à faire marche arriè re.

Je vous é cris parce que, si j'ai trouvé votre adresse, De Angelis pourrait aussi la trouver: s'il se met en contact avec vous, sachez au moins la ligne à laquelle je me suis tenu. Mais vu que cette ligne ne me semble vraiment pas trè s droite, si vous croyez bien faire, dites tout. J'ai honte, pardonnez‑ moi, je me sens complice de quelque chose, et je cherche une raison, à peine teinté e de noblesse, pour me justifier, et ne la trouve pas. Ce doivent ê tre mes origines paysannes, dans nos campagnes nous sommes de vilaines gens.

Toute une histoire – comme on dit en allemand – unheimlich

 

 

Votre Jacopo Belbo.

 

– 25 –

... ces mysté rieux Initié s devenus nombreux, hardis et conspirateurs; Jé suitisme, magné tisme, Martinisme, pierre philosophale, somnambulisme, é clectisme, tout est de leur ressort.

C. ‑ L. CADET‑ GASSICOURT, Le tombeau de Jacques de Molay, Paris, Desenne, 1797, p. 91.

La lettre me troubla. Non de crainte d'ê tre recherché par De Angelis, allons donc, dans un autre hé misphè re, mais pour des raisons plus imperceptibles. A ce moment‑ là, je pensai que je m'irritais de ce que me revî nt là ‑ bas par ricochet un monde que j'avais quitté. A pré sent, je comprends que ce qui me perturbait, c'é tait un é niè me complot de la ressemblance, le soupç on d'une analogie. Ma ré action instinctive fut de penser que retrouver Belbo avec son é ternelle conscience d'é corché vif m'agaç ait. Je dé cidai de tout refouler et ne fis pas mention de la lettre à Amparo.

Je fus aidé par la seconde lettre, que Belbo m'envoya deux jours aprè s, et pour me rassurer.

L'histoire de la sensitive s'é tait terminé e de faç on raisonnable. Un indicateur de la police avait raconté que l'amant de la fille é tait impliqué dans un rè glement de comptes pour un stock de drogue qu'il avait vendu au dé tail au lieu de le consigner à l'honnê te grossiste qui l'avait dé jà payé. Choses qui, dans le milieu, sont trè s mal vues. Pour sauver sa peau, il s'é tait volatilisé. Clair qu'il avait emmené avec lui sa maî tresse. Puis, en é pluchant les journaux resté s dans leur appartement, De Angelis avait trouvé des revues genre Picatrix avec une sé rie d'articles visiblement souligné s en rouge. L'un concernait le tré sor des Templiers, un autre les Rose‑ Croix qui vivaient dans un châ teau ou dans une caverne ou quoi diable d'autre, où é tait é crit « post 120 annos patebo », et ils avaient é té dé finis comme Trente‑ Six Invisibles. Pour De Angelis tout é tait donc clair. La sensitive se nourrissait de cette litté rature (qui é tait la mê me dont se nourrissait le colonel) et puis elle la rendait quand elle é tait en transe. L'affaire é tait close, elle passait à la brigade des narcotiques.

La lettre de Belbo ruisselait de soulagement. L'explication de De Angelis apparaissait comme la plus é conomique.

 

L'autre soir, dans le pé riscope, je me disais qu'au contraire il en é tait peut‑ ê tre allé bien diffé remment: la sensitive avait, oui, cité quelque chose entendu dans la bouche d'Ardenti, mais quelque chose que les revues n'avaient jamais dit, et que personne ne devait connaî tre. Dans le milieu de Picatrix il existait quelqu'un qui avait fait disparaî tre le colonel pour le ré duire au silence, ce quelqu'un s'é tait aperç u que Belbo entendait interroger la sensitive, et l'avait é liminé e. Puis, pour brouiller les pistes de l'enquê te, il avait é liminé aussi son amant, et instruit un indic afin qu'il racontâ t l'histoire de la fuite.

Tellement simple, s'il y avait eu un Plan. Mais y en avait‑ il un, vu que nous l'aurions inventé, nous, et bien aprè s? Est‑ il possible que non seulement la ré alité dé passe la fiction, mais la pré cè de, autrement dit prenne une bonne avance pour ré parer les dommages que la fiction engendrera?

 

Et pourtant alors, au Bré sil, telles ne furent pas les pensé es que fit naî tre en moi la lettre. De nouveau, je sentis plutô t que quelque chose ressemblait à quelque chose d'autre. Je pensais au voyage à Bahia, et consacrai un aprè s‑ midi à visiter des magasins de livres et objets de culte, que, jusqu'à ce jour, j'avais né gligé s. Je dé couvris des petites boutiques presque secrè tes, et des bazars surchargé s de statues et d'idoles. J'achetai des perfumadores d'encens de Yemanjâ, et d'autres petites pyramides fumigè nes, anti‑ moustiques celles‑ ci, au parfum poivré, des baguettes d'encens, des atomiseurs de spray douceâ tre baptisé s Sacré ‑ Cœ ur de Jé sus, des amulettes de deux sous. Et je trouvai beaucoup de livres, certains pour les fidè les, d'autres pour qui é tudiait les fidè les, tous mê lé s, formulaires d'exorcismes, Como adivinhar o futuro na bola de cristal, et manuels d'anthropologie. Et une monographie sur les Rose‑ Croix.

Tout s'amalgama d'un coup. Rites sataniques et mauresques dans le Temple de Jé rusalem, fé ticheurs africains pour sous‑ prolé taires nordestins, le message de Provins avec ses cent vingt anné es, et les cent vingt anné es des Rose‑ Croix.

É tais‑ je devenu un shaker ambulant, bon seulement à mé langer des mixtures de liqueurs diffé rentes, ou avais‑ je provoqué un court‑ circuit en me prenant les pieds dans un enchevê trement de fils multicolores qui s'embrouillaient tout seuls, et depuis longtemps? Je me procurai le livre sur les Rose‑ Croix. Puis je me dis qu'à rester, fû t‑ ce quelques heures, dans ces librairies, des colonels Ardenti et des sensitives j'en aurais rencontré au moins dix.

Je revins à la maison et communiquai officiellement à Amparo que le monde é tait plein de dé naturé s. Elle me promit ré confort et nous achevâ mes la journé e selon nature.

 

Nous touchions à la fin de l'anné e 1975. Je dé cidai d'oublier les ressemblances et de consacrer toute mon é nergie à mon travail. En fin de compte il me fallait enseigner la culture italienne, pas les Rose‑ Croix.

Je me consacrai à la philosophie de l'Humanisme et dé couvris que, tout juste sortis des té nè bres du Moyen Age, les hommes de la modernité laï que n'avaient rien trouvé de mieux que de s'adonner à la Kabbale et à la magie.

Aprè s deux anné es de fré quentation d'humanistes qui ré citaient des formules pour convaincre la nature de faire des choses qu'elle n'avait pas l'intention de faire, je reç us des nouvelles d'Italie. Mes anciens camarades, ou du moins certains d'entre eux, tiraient dans la nuque de ceux qui ne partageaient pas leurs opinions, pour convaincre les gens de faire des choses qu'ils n'avaient pas l'intention de faire.

Je ne comprenais pas. Je dé cidai que dé sormais je faisais partie du Tiers Monde, et je me ré solus à visiter Bahia. J'emportai sous le bras une histoire de la culture à l'é poque de la Renaissance et le livre sur les Rose‑ Croix, qui é tait resté sur une é tagè re, non coupé.



  

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