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C'é tait un congé. Diotallevi me prit par le bras et dit qu'il s'en allait lui aussi. Nous saluâ mes. Le colonel serra avec chaleur la main de Diotallevi et il me fit à moi un signe de la tê te, accompagné d'un sourire froid.

Tandis que nous descendions les escaliers, Diotallevi me dit: « Vous devez sû rement vous demander pourquoi Belbo vous a invité à sortir. Ne le prenez pas pour une impolitesse. Il faudra que Belbo fasse au colonel une proposition d'é dition trè s discrè te. Discré tion, consigne de monsieur Garamond. Je m'en vais moi aussi, pour ne pas cré er d'embarras. »

Comme je le compris par la suite, Belbo cherchait à jeter le colonel dans la gueule des é ditions Manuzio.

 

J'entraî nai Diotallevi chez Pilade, où moi je bus un Campari et lui un extrait de racines de rhubarbe. Ce « rabarbaro » lui semblait, dit‑ il, monacal, archaï que et quasiment templier.

Je lui demandai ce qu'il pensait du colonel.

« Dans les maisons d'é dition, ré pondit‑ il, conflue toute la dé ficience du monde. Mais comme dans la dé ficience du monde resplendit la sapience du Trè s‑ Haut, le sage observe le sot avec humilité. » Puis il s'excusa, il devait s'en aller. « Ce soir j'ai un banquet, dit‑ il.

– Une fê te? » demandai‑ je.

Il parut dé concerté par ma frivolité. « Zohar, pré cisa‑ t‑ il, Lekh Lekha. Des pages encore complè tement incomprises. »

 

–21–

Le Graal... est poids si pesant qu'aux cré atures en proie au pé ché il n'est pas donné de le dé placer.

Wolfram VON ESCHENBACH, Parzival, IX, 477.

Le colonel ne m'avait pas plu mais il m'avait inté ressé. On peut observer longuement, fasciné, mê me un lé zard vert. J'é tais en train de dé guster les premiè res gouttes du poison qui nous mè nerait tous à la perdition.

Je revins chez Belbo l'aprè s‑ midi suivant, et nous parlâ mes un peu de notre visiteur. Belbo dit qu'il lui avait fait l'impression d'un mythomane: « Vous avez vu comment il citait ce Rocoski ou Rostropovich comme s'il s'agissait de Kant?

– Et puis ce sont de vieilles histoires, dis‑ je. Ingolf é tait un fou qui y croyait et le colonel est un fou qui croit à Ingolf.

– Peut‑ ê tre y croyait‑ il hier et aujourd'hui il croit à quelque chose d'autre. Je vais vous dire: hier, avant de le quitter, je lui ai fixé pour ce matin un rendez‑ vous avec... avec un autre é diteur, une maison pas difficile, disposé e à publier des livres autofinancé s par l'auteur. Il paraissait enthousiaste. Eh bien, je viens d'apprendre qu'il n'y est pas allé. Et dire qu'il m'avait laissé ici la photocopie du message, regardez. Il sè me à tous vents le secret des Templiers comme si de rien n'é tait. Ce sont des personnages qui sont faits comme ç a. »

Ce fut à cet instant que le té lé phone sonna. Belbo ré pondit: « Oui? Ici Belbo, oui, maison d'é dition Garamond. Bonjour, dites‑ moi... Oui, il est venu hier aprè s‑ midi, pour me proposer un livre. Excusez‑ moi, il y a un problè me de discré tion de ma part, si vous m'expliquiez... »

Il é couta pendant quelques secondes, puis il me regarda, pâ le, et me dit: « On a tué le colonel, ou quelque chose comme ç a. » Il revint à son interlocuteur: « Pardon, je l'annonç ai à Casaubon, un de mes collaborateurs qui é tait pré sent hier à l'entretien... Donc, le colonel Ardenti est venu nous parler d'un de ses projets, une histoire que je considè re fantaisiste, sur un supposé tré sor des Templiers. C'é taient des chevaliers du Moyen Age... »

Instinctivement il couvrit le microphone de la main, comme pour isoler l'auditeur, puis il vit que je l'observais, il retira sa main et parla avec une certaine hé sitation. « Non, monsieur le commissaire, ce monsieur a parlé d'un livre qu'il voulait é crire, mais toujours d'une maniè re vague... Comment? Tous les deux? Maintenant? Je note l'adresse. »

Il raccrocha. Il garda le silence quelques secondes, tambourinant sur sa table. « Donc, Casaubon, excusez‑ moi, sans y penser je vous ai mis dans le coup vous aussi. J'ai é té pris au dé pourvu. C'é tait un commissaire, un certain De Angelis. Il paraî t que le colonel habitait dans un meublé, et quelqu'un dit l'avoir trouvé mort hier, dans la nuit...

– Quelqu'un dit? Et ce commissaire ne sait pas si c'est vrai?

– Ç a semble é trange, mais le commissaire ne le sait pas. Il paraî t qu'ils ont trouvé mon nom et le rendez‑ vous d'hier marqué s dans un carnet. Je crois que nous sommes leur unique piste. Que vous dire, allons‑ y. »

Nous appelâ mes un taxi. Pendant le trajet Belbo me prit par le bras. « Casaubon, il s'agira sans doute d'une coï ncidence. En tout cas, mon Dieu, j'ai peut‑ ê tre un esprit tordu, mais dans mon coin on dit " mieux vaut ne jamais donner de noms "... Il y avait une comé die de Noë l, en dialecte, que j'allais voir quand j'é tais gamin, une farce pieuse, avec les bergers dont on ne comprenait pas s'ils habitaient à Bethlé em ou tout prè s de Turin... Arrivent les rois mages et ils demandent au valet du berger comment s'appelle son maî tre et lui, il ré pond Gelindo. Quand Gelindo l'apprend, il se met à donner du bâ ton au valet parce que, dit‑ il, on ne met pas un nom à la disposition de n'importe qui... En tout cas, si vous ê tes d'accord, le colonel ne nous a rien dit d'Ingolf et du message de Provins.

– Nous ne voulons pas faire la mê me fin qu'Ingolf, dis‑ je en tentant de sourire.

– Je vous le ré pè te, c'est une bê tise. Mais, de certaines histoires, il vaut mieux se tenir loin. »

Je me dis d'accord, mais je restai troublé. En fin de compte j'é tais un é tudiant qui participait à des dé filé s, et une rencontre avec la police me mettait mal à l'aise. Nous arrivâ mes au meublé. Pas des plus reluisants, loin du centre. On nous orienta tout de suite vers l'appartement – ainsi le qualifiait‑ on – du colonel Ardenti. Des agents dans les escaliers. On nous introduisit au numé ro 27 (sept et deux, neuf, pensai‑ je): chambre à coucher, entré e avec une petite table, kitchenette, petite salle de bains avec douche, sans rideau, par la porte entrouverte on ne voyait pas s'il y avait un bidet, mais dans un meublé de ce genre c'é tait probablement la premiè re et unique commodité que les clients exigeaient. Ameublement insignifiant, pas beaucoup d'effets personnels, mais tous en grand dé sordre, quelqu'un avait fouillé en hâ te dans les armoires et dans les valises. Peut‑ ê tre avait‑ ce é té la police, entre agents en civil et agents en uniforme je comptai une dizaine de personnes.

Un individu assez jeune aux cheveux assez longs vint à notre rencontre. « Je suis De Angelis. Professeur Belbo? Professeur Casaubon?

– Je ne suis pas professeur, je n'ai pas fini mes é tudes.

– É tudiez, é tudiez. Si vous ne passez pas votre licence, vous ne pourrez pas vous pré senter aux concours pour entrer dans la police et vous ne savez pas ce que vous perdez. » Il avait l'air agacé. « Excusez‑ moi, mais nous allons tout de suite commencer par les pré liminaires né cessaires. Voilà, ç a c'est le passeport qui appartenait à l'habitant de cette piè ce, enregistré comme colonel Ardenti. Vous le reconnaissez?

– C'est lui, dit Belbo, mais aidez‑ moi à m'y reconnaî tre. Au té lé phone, je n'ai pas compris s'il est mort ou si...

– J'aimerais tant que vous me le disiez, vous, dit De Angelis en faisant une grimace. Mais j'imagine que vous avez le droit d'en savoir un peu plus. Donc, monsieur Ardenti, ou le colonel Ardenti s'il y tenait, é tait descendu ici depuis quatre jours. Vous avez dû vous apercevoir que ce n'est pas le Grand Hô tel. Il y a le portier, qui va se coucher à onze heures parce que les clients ont une clef de la porte d'entré e, une ou deux femmes de chambre qui viennent le matin pour faire les chambres, et un vieil alcoolo qui fait office de porteur et monte à boire dans les chambres quand les clients sonnent. Alcoolo, j'insiste, et arté riosclé reux: l'interroger a é té un supplice. Le portier soutient qu'il a la manie des fantô mes et a dé jà filé la trouille à quelques clients. Hier soir, vers dix heures, le portier voit rentrer Ardenti en compagnie de deux personnes qu'il fait monter dans sa chambre. Ici, ils ne font pas gaffe si un client fait monter une bande de travestis, alors deux personnes normales... mê me si, d'aprè s le portier, ils avaient un accent é tranger. A dix heures et demie, Ardenti appelle le vieux et se fait apporter une bouteille de whisky, une d'eau miné rale et trois verres. Vers une heure ou une heure et demie, le vieux entend sonner de la chambre 27, par à ‑ coups, dit‑ il. Mais d'aprè s l'é tat où on l'a trouvé ce matin, à cette heure‑ là il devait avoir é clusé pas mal de petits verres de quelque chose, et de la raide. Le vieux monte, frappe à la porte, on ne ré pond pas; il ouvre avec le passe‑ partout, trouve tout en dé sordre, tel que c'est à pré sent, et le colonel sur le lit, les yeux exorbité s et un fil de fer serré autour du cou. Il se pré cipite dans les escaliers, ré veille le portier, aucun des deux n'a envie de remonter, ils sautent sur le té lé phone mais la ligne semble coupé e. Ce matin il marchait trè s bien, mais accordons‑ leur cré dit. Alors le portier court vers la petite place au coin où il y a un té lé phone à jetons, pour appeler le commissariat de police, tandis que le vieux se traî ne du cô té opposé, où habite un docteur. Bref, ils y mettent vingt minutes, reviennent, attendent en bas, tout effrayé s, dans l'intervalle le docteur s'est habillé et arrive presque en mê me temps que la voiture panthè re de la police. Ils montent au 27, et sur le lit il n'y a personne.

– Comment personne? demanda Belbo.

– Point de cadavre. Le mé decin s'en retourne chez lui et mes collè gues ne trouvent que ce que vous voyez. Ils interrogent vieux et portier, avec les ré sultats que je vous ai dits. Où é taient passé s les deux messieurs monté s avec Ardenti à dix heures? Qui sait, ils pouvaient ê tre sortis entre onze heures et une heure et personne ne s'en serait aperç u. Ils é taient encore dans la chambre quand le vieux est entré ? Qui sait, lui il y est resté une minute, et il n'a regardé ni dans la kitchenette ni dans les cabinets. Ils peuvent ê tre sortis alors que ces deux malheureux allaient chercher de l'aide, et en emportant avec eux un cadavre? Ç a ne serait pas impossible, parce qu'il y a un escalier exté rieur qui finit dans la cour, et là on pourrait sortir par la porte d'entré e qui donne sur une rue laté rale. Mais surtout, y avait‑ il vraiment un cadavre, ou le colonel s'en é tait‑ il allé, disons à minuit, avec les deux types, et le vieux a eu des visions? Le portier ré pè te que ce n'est pas la premiè re fois qu'il a la berlue, il y a des anné es il a dit qu'il é tait tombé sur une cliente pendue nue, et puis la cliente é tait rentré e une demi‑ heure plus tard fraî che comme une rose, et sur le lit de sangle du vieux on avait trouvé une revue sado‑ porno, il pouvait bien avoir eu la belle idé e d'aller lorgner par le trou de la serrure la chambre de cette dame, et il avait vu un rideau qui s'agitait dans la pé nombre. La seule donné e certaine, c'est que la chambre ne se trouve pas dans un é tat normal, et qu'Ardenti s'est volatilisé. Mais bon, j'ai trop parlé à pré sent. C'est votre tour, professeur Belbo. L'unique piste que nous ayons sous la main, c'est une feuille de papier qui é tait par terre, à cô té de la petite table. Quatorze heures, Hô tel Principe e Savoia, M. Rakosky; seize heures, Garamond, M. Belbo. Vous m'avez confirmé qu'il est venu chez vous. Dites‑ moi ce qui s'est passé. »

 

– 22 –

Les chevaliers du Graal ne voulaient plus qu'on leur fî t de questions.

Wolfram VON ESCHENBACH, Parzival, XVI, 819.

Belbo fut bref: il lui ré pé ta tout ce qu'il lui avait dé jà dit au té lé phone, sans autres dé tails, sinon inessentiels. Le colonel avait raconté son histoire fumeuse, disant qu'il avait dé couvert les traces d'un tré sor dans certains documents trouvé s en France, mais il ne nous en avait pas dit beaucoup plus. Il paraissait penser qu'il possé dait un secret dangereux, et il voulait le rendre public, tô t ou tard, pour ne pas en ê tre l'unique dé positaire. Il avait touché deux mots du fait que d'autres avant lui, une fois dé couvert le secret, s'é taient mysté rieusement volatilisé s. Il montrerait les documents seulement si nous l'assurions d'un contrat, mais Belbo ne pouvait assurer aucun contrat si d'abord il ne voyait pas quelque chose, et ils s'é taient quitté s sur un vague rendez‑ vous. Il avait mentionné une rencontre avec le dé nommé Rakosky, et il avait dit que c'é tait le directeur des Cahiers du Mystè re. Il voulait lui demander une pré face. Il paraissait que Rakosky lui avait conseillé de surseoir à la publication. Le colonel ne lui avait pas dit qu'il viendrait chez Garamond. C'é tait tout.

« Bien, bien, dit De Angelis. Quelle impression vous a‑ t‑ il faite?

– Il avait l'air d'un exalté et il a fait allusion à un passé, comment dire, un peu nostalgique, et à une pé riode dans la Lé gion é trangè re.

– Il vous a dit la vé rité, encore qu'incomplè te. En un certain sens, on le tenait dé jà à l'œ il, mais sans trop insister. Des cas de ce genre, nous en avons tant... Donc, Ardenti n'é tait mê me pas son nom, mais il avait un passeport franç ais en rè gle. Il avait fait des ré apparitions en Italie, de temps à autre, depuis quelques anné es, et il a é té identifié, sans certitude, comme un certain capitaine Arcoveggi, condamné à mort par contumace en 1945. Collaboration avec les SS pour envoyer un peu de monde à Dachau. En France on l'avait dans le collimateur, il avait subi un procè s pour escroquerie et il s'en é tait tiré d'un cheveu. On pré sume, on pré sume, attention, que c'est la mê me personne qui, sous le nom de Fassotti, l'anné e derniè re, a é té dé noncé e par un petit industriel de Peschiera Borromeo. Il l'avait convaincu que, dans le lac de Cô me, se trouvait encore le tré sor de Dongo, abandonné par Mussolini pendant sa derniè re fuite, que, lui, il avait identifié l'endroit, qu'il suffisait de quelques dizaines de millions pour deux hommes‑ grenouilles et un canot à moteur... Une fois le fric empoché, il s'é tait volatilisé. A pré sent vous me confirmez qu'il avait la manie des tré sors.

– Et ce Rakosky? demanda Belbo.

– Dé jà vé rifié. Au Principe e Savoia est descendu un Rakosky, Wladimir, enregistré avec un passeport franç ais. Description vague, monsieur distingué. La mê me description que le portier d'ici. Au comptoir de l'Alitalia il apparaî t enregistré ce matin sur le premier vol pour Paris. J'ai mis l'Interpol dans le coup. Annunziata, est‑ il arrivé quelque chose de Paris?

– Rien encore, patron.

– Voilà. Donc le colonel Ardenti, ou quel que soit son nom, arrive à Milan il y a quatre jours, nous ne savons pas ce qu'il fait les trois premiers, hier à deux heures il voit probablement Rakosky à l'hô tel, il ne lui dit pas qu'il ira chez vous, et ceci me semble inté ressant. Le soir il vient ici, vraisemblablement avec Rakosky en personne et un autre type... aprè s quoi tout devient impré cis. Mê me s'ils ne le tuent pas, il est sû r qu'ils perquisitionnent l'appartement. Qu'est‑ ce qu'ils cherchent? Dans sa veste – ah oui, parce que mê me s'il sort, il sort en manches de chemise, sa veste avec son passeport reste dans la chambre, mais ne croyez pas que ç a simplifie les choses, parce que le vieux dit qu'il é tait allongé sur le lit avec sa veste, mais ce pouvait bien ê tre une veste d'inté rieur, mon Dieu, là j'ai l'impression de tourner en rond dans une cage aux fous – je disais, dans sa veste il avait encore pas mal d'argent, trop mê me... Par consé quent, ils cherchaient autre chose. Et l'unique bonne idé e me vient de vous. Le colonel avait des documents. A quoi ressemblaient‑ ils?

– Il avait à la main un classeur marron, dit Belbo.

– Moi, il m'a semblé rouge, dis‑ je.

– Marron, insista Belbo, mais je me trompe peut‑ ê tre.

– Rouge ou marron, peu importe, dit De Angelis, il n'est pas ici. Les messieurs d'hier soir l'ont emporté avec eux. C'est donc autour de ce classeur qu'on doit tourner. Selon moi, Ardenti ne voulait pas du tout publier de livre. Il avait rassemblé quelques donné es pour faire chanter Rakosky et il cherchait à mettre en avant des contacts é ditoriaux comme é lé ment de pression. Ce serait dans son style. Et là on pourrait faire des hypothè ses. Les deux autres s'en vont en le menaç ant, Ardenti prend peur et s'enfuit dans la nuit en abandonnant tout, le classeur sous le bras. Et mê me, pour qui sait quelle raison, il fait croire au vieux qu'il a é té assassiné. Mais ce serait trop romanesque, et ç a n'expliquerait pas la chambre en dé sordre. D'autre part, si les deux types le liquident et volent le classeur, pourquoi voler aussi le cadavre? Nous verrons. Excusez‑ moi, je suis obligé de vous demander vos coordonné es. »

Il retourna deux fois dans ses mains ma carte d'é tudiant. « É tudiant en philosophie, hein?

– On est nombreux, dis‑ je.

– Trop mê me. Et vous faites des é tudes sur ces Templiers... Si je devais me faire une culture sur ces gens, qu'est‑ ce qu'il faudrait que je lise? »

Je lui suggé rai deux livres de vulgarisation, mais assez sé rieux. Je lui dis qu'il trouverait des informations dignes de foi jusqu'au procè s et qu'aprè s ce n'é taient que divagations.

« Je vois, je vois, dit‑ il. Mê me les Templiers, à pré sent. Un groupuscule que je ne connaissais pas encore. »

Arriva le dé nommé Annunziata avec un té lex: « Voilà la ré ponse de Paris, patron. »

Il lut. « Excellent. A Paris ce Rakosky est inconnu, et de toute faç on le numé ro de son passeport correspond à celui de papiers d'identité volé s il y a deux ans. Parfait, tout se pré cise. Monsieur Rakosky n'existe pas. Vous dites qu'il é tait directeur d'une revue... comment s'appelait‑ elle? » Il prit note. « Nous essaierons, mais je parie que nous dé couvrirons que la revue non plus n'existe pas, ou qu'elle a cessé de paraî tre depuis belle lurette. Bien, messieurs. Merci pour votre collaboration, je vous dé rangerai peut‑ ê tre encore quelques fois. Oh, une derniè re question. Cet Ardenti a‑ t‑ il laissé entendre qu'il avait des rapports avec un groupe politique quelconque?

– Non, dit Belbo. Il paraissait avoir abandonné la politique pour les tré sors.

– Et pour l'abus d'incapable. » Il s'adressa à moi: « J'imagine qu'il ne vous a pas plu, à vous.

– Les types comme lui ne me plaisent pas, dis‑ je. Quant à me mettre à les é trangler avec un fil de fer, non. Si ce n'est idé alement.

– Normal. Trop pé nible. N'ayez crainte, monsieur Casaubon, je ne suis pas de ceux qui croient que tous les é tudiants sont des criminels. Soyez tranquille. Tous mes vœ ux pour votre thè se. »

Belbo demanda: « Pardon, monsieur le commissaire, mais rien que pour comprendre. Vous ê tes de la criminelle ou de la politique?

– Bonne question. Mon collè gue de la criminelle est venu cette nuit. Aprè s qu'ils ont dé couvert dans les archives quelque chose de plus sur les é carts de notre Ardenti, il m'a passé l'affaire à moi. Je suis de la politique. Mais je ne sais vraiment pas si je suis la personne qu'il faut. La vie n'est pas aussi simple que dans les polars.

– Je le supposais », dit Belbo en lui tendant la main.

Nous nous en allâ mes, et je n'é tais pas tranquille. Pas à cause du commissaire, qui m'é tait apparu comme un brave type, mais je m'é tais trouvé, pour la premiè re fois de ma vie, au centre d'une sombre histoire. Et j'avais menti. Et Belbo avec moi.

Je le quittai sur le seuil des é ditions Garamond et l'un et l'autre nous é tions gê né s.

« Nous n'avons rien fait de mal, dit Belbo d'un ton coupable. Que le commissaire soit au courant d'Ingolf ou des Cathares, ç a ne fait pas beaucoup de diffé rence. Ce n'é taient que des divagations. Ardenti a é té contraint, pourquoi pas? à s'é clipser pour d'autres raisons, et il y en avait mille. Rakosky est, pourquoi pas? des services secrets israé liens et il a ré glé de vieux comptes. C'é tait, pourquoi pas? un compagnon d'armes dans la Lé gion é trangè re avec de vieilles rancœ urs. C'é tait, pourquoi pas? un tueur algé rien. L'histoire du tré sor templier n'é tait, pourquoi pas? qu'un é pisode secondaire dans la vie de notre colonel. Oui, je sais, rouge ou marron, il manque le classeur. Vous avez bien fait de me contredire, il é tait clair comme ç a que nous l'avions juste entr'aperç u... »

Je me taisais, et Belbo ne savait pas comment conclure.

« Vous me direz que j'ai fui de nouveau, comme dans la via Larga.

– Vé tille. Nous avons bien fait. Au revoir. »

J'é prouvais de la pitié pour lui, parce qu'il se sentait lâ che. Moi pas; on m'avait appris à l'é cole qu'avec la police il faut mentir. Par principe. Mais c'est ainsi, la mauvaise conscience corrompt l'amitié.

A dater de ce jour, je ne le vis plus. J'é tais son remords, il é tait le mien.

Mais j'eus alors la conviction qu'é tudiant, on est toujours plus suspect que diplô mé. Je travaillai encore un an et remplis deux cent cinquante feuillets sur le procè s des Templiers. C'é taient les anné es où pré senter sa thè se prouvait une loyale adhé sion aux lois de l'É tat, et on se voyait traité avec indulgence.

 

Au cours des mois qui suivirent, certains é tudiants commencè rent à se servir d'armes à feu; l'é poque des grandes manifs à ciel ouvert touchait à sa fin.

J'é tais a court d'idé aux. J'avais un alibi car, en aimant Amparo, je faisais l'amour avec le Tiers Monde. Amparo é tait belle, marxiste, bré silienne, enthousiaste, dé senchanté e, elle avait une bourse d'é tudes et un sang splendidement mê lé. Tout à la fois.

Je l'avais rencontré e à une fê te et j'avais agi sous le coup de l'impulsion: « Pardon, mais je voudrais faire l'amour avec toi.

– Tu es un cochon de machiste.

– Je n'ai rien dit.

– Tu l'as dit. Je suis une cochonne de fé ministe. »

Elle é tait sur le point de rentrer dans son pays et je ne voulais pas la perdre. Ce fut elle qui me mit en contact avec une université de Rio où on cherchait un lecteur d'italien. J'obtins le poste pour deux anné es, renouvelables. Vu que je me sentais à l'é troit en Italie, j'acceptai.

Et puis, dans le Nouveau Monde, me disais‑ je, je ne rencontrerais pas les Templiers.

 

Illusion, pensais‑ je samedi soir dans le pé riscope. En montant les escaliers des é ditions Garamond, je m'é tais introduit dans le Palais. Diotallevi disait: Bina est le palais que Hokhma se construit en s'é tendant à partir du point primordial. Si Hokhma est la source, Bina est le fleuve qui en dé coule, se divisant ensuite en ses diffé rents bras, jusqu'à ce que tous se jettent dans la grande mer de la derniè re sefira – et en Bina toutes les formes sont dé jà pré formé es.

 

 

HÉ SÉ D

 

– 23 –

L'analogie des contraires, c'est le rapport de la lumiè re à l'ombre, de la saillie au creux, du plein au vide. L'allé gorie, mè re de tous les dogmes, est la substitution des empreintes aux cachets, des ombres aux ré alité s. C'est le mensonge de la vé rité et la vé rité du mensonge.

Eliphas LEVI, Dogme de la haute magie, Paris, Baillè re, 1856, XXII, 22.

J'é tais arrivé au Bré sil pour l'amour d'Amparo, j'y é tais resté pour l'amour du pays. Je n'ai jamais compris pourquoi cette descendante de Hollandais qui s'é taient installé s à Recife et s'é taient mé langé s avec des indios et des nè gres soudanais, au visage de Jamaï caine et à la culture de Parisienne, avait un nom espagnol. Je ne suis jamais venu à bout des noms propres bré siliens. Ils dé fient tout dictionnaire onomastique et n'existent que là ‑ bas.

Amparo me disait que, dans leur hé misphè re, quand l'eau est aspiré e par le tuyau d'é coulement du lavabo, le mouvement tourbillonnaire va de droite à gauche, alors que chez nous il va dans le sens contraire – ou vice versa. Je n'ai pas pu vé rifier si c'é tait vrai. Non seulement parce que dans notre hé misphè re personne n'a jamais regardé de quel cô té va l'eau, mais aussi parce qu'aprè s diffé rentes expé riences au Bré sil je m'é tais rendu compte qu'il est trè s difficile de le comprendre. L'aspiration est trop rapide pour qu'on puisse la suivre, et probablement sa direction dé pend de la force et de l'obliquité du jet, de la forme du lavabo ou de la baignoire. Et puis, si c'é tait vrai, qu'est‑ ce qui se passerait à l'é quateur? L'eau coulerait peut‑ ê tre à pic, sans tournoyer, ou elle ne coulerait pas du tout?

A cette é poque, je ne dramatisai pas trop le problè me, mais samedi soir je pensais que tout dé pendait des courants telluriques et que le Pendule en cachait le secret.

Amparo é tait ferme dans sa foi. « Peu importe ce qui arrive dans le cas empirique, me disait‑ elle, il s'agit d'un principe idé al, à vé rifier dans des conditions idé ales, et donc jamais. Mais c'est vrai. »

A Milan, Amparo m'é tait apparue dé sirable pour son dé senchantement. Là ‑ bas, ré agissant aux acides de sa terre, elle devenait quelque chose de plus insaisissable, lucidement visionnaire et capable de rationalité s souterraines. Je la sentais agité e par des passions antiques; elle veillait à les brider, pathé tique dans son ascé tisme qui lui commandait d'en refuser la sé duction.



  

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