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FILENAME : ABOU 9 страницаAlors que nous é tions absorbé s par ces jeux de paix, un soir Martinetti nous dit que l'heure é tait venue. Le cartel avait é té envoyé à la bande du Canaletto, qui releva le dé fi. Le combat é tait pré vu en territoire neutre, derriè re la gare. Le soir mê me, à neuf heures. Ce fut une fin d'aprè s‑ midi, estivale et accablé e, de grande excitation. Chacun de nous se pré para avec les dé pouilles paraphernales les plus terrorisantes, cherchant des morceaux de bois qui pussent ê tre agilement empoigné s, remplissant ses gibernes et sa musette de cailloux de diffé rente grosseur. Quelqu'un, de la bretelle d'un mousqueton, s'é tait fait un fouet, redoutable entre les mains de qui le maniait avec ré solution. Au moins, en ces heures vespé rales, nous sentions‑ nous tous des hé ros, moi plus que tous. C'é tait l'excitation avant l'assaut, â cre, douloureuse, splendide – adieu ma belle adieu, rude, douce peine d'ê tre un homme d'armes, nous allions immoler notre jeunesse, comme on nous l'avait enseigné à l'é cole avant le 8 septembre. Le plan de Martinetti é tait sagace: nous traverserions plus au nord le talus de la voie ferré e, contre toute attente, les prenant par‑ derriè re, et dé jà pratiquement vainqueurs. Puis assaut dé cidé, et point de quartier. C'est ainsi qu'au cré puscule nous coupâ mes l'escarpement du talus, progressant pé niblement par raidillons et pentes abruptes, chargé s que nous é tions de pierres et de gourdins. A pic sur l'escarpement, nous les vî mes, dé jà à l'affû t derriè re les latrines de la gare. Ils nous virent parce qu'ils regardaient vers le haut, soupç onnant que nous arriverions de ce cô té ‑ là. Il ne restait plus qu'à descendre sans leur laisser le temps de s'é tonner de l'é vidence de notre manoeuvre. Personne ne nous avait pourvus de gnô le avant l'assaut, mais nous nous pré cipitâ mes é galement, en hurlant. Et l'é vé nement eut lieu à cent mè tres de la gare. Là commenç aient à s'é lever les premiè res maisons qui, encore que dispersé es, formaient dé jà un ré seau de ruelles. Il se passa que le groupe le plus hardi se jeta en avant, sans peur, tandis que moi et – par chance pour moi – quelques autres, nous ralentî mes notre allure et nous postâ mes derriè re les angles des maisons, observant de loin. Si Martinetti nous avait organisé s en avant‑ garde et arriè re‑ garde, nous aurions fait notre devoir, mais ce fut une sorte de distribution spontané e. Ceux qui avaient de l'estomac en avant, ceux qui avaient les foies en arriè re. Et depuis notre planque, la mienne plus reculé e que celle des autres, nous observâ mes l'engagement. Qui n'eut pas lieu. Arrivé s à quelques mè tres les uns des autres, les deux groupes se firent front, en grinç ant des dents, puis les chefs s'avancè rent et se mirent à parlementer. Ce fut un Yalta, ils dé cidè rent de se partager les zones d'influence et de respecter les passages occasionnels, comme il advenait entre chré tiens et musulmans en Terre sainte. La solidarité entre les deux chevaleries l'emporta sur l'iné luctable de la bataille. Chacun avait donné bonne preuve de soi. En bonne harmonie ils se retirè rent sur deux bandes de terrain opposé es. En bonne harmonie les bandes se retirè rent sur deux bandes de terrain opposé es. Ils se retirè rent sur deux cô té s opposé s. A pré sent je me dis que je ne suis pas allé à l'attaque parce que j'avais envie de rire. Mais à l'é poque je ne me le dis pas. Je me sentis lâ che et c'est tout. A pré sent, plus lâ chement encore, je me dis que si je m'é tais jeté en avant avec les autres, je n'aurais rien risqué, et j'aurais mieux vé cu les anné es à venir. J'ai manqué l'Occasion, à douze ans. Comme manquer l'é rection la premiè re fois, c'est l'impuissance pour toute la vie. Un mois aprè s, quand, pour un franchissement de frontiè re fortuit, le Sentier et le Canaletto se trouvè rent face à face dans un champ, et que commencè rent à voler des mottes de terre, peut‑ ê tre rassuré par la dynamique de l'é vé nement passé ou aspirant au martyre, je m'exposai en premiè re ligne. Ce ne furent pas des volé es de pierres sanglantes, sauf pour moi. Une motte, qui é videmment cachait un cœ ur de pierre, m'atteignit à la lè vre et la fendit. Je m'enfuis en pleurant à la maison, et ma mè re dut jouer de la pince à é piler pour m'enlever la terre de la fente qui s'é tait formé e à l'inté rieur de ma bouche. Le fait est qu'il m'est resté un nodule, qui correspond à la canine droite infé rieure, et, quand je fais passer ma langue dessus, je sens une vibration, un frisson. Cependant ce nodule ne m'absout pas, parce que je me le suis procuré par inconscience, non par courage. Je passe ma langue contre mes lè vres, et que fais‑ je? J'é cris. Mais la mauvaise litté rature ne rachè te pas.
Aprè s la journé e du dé filé, je ne vis plus Belbo pendant environ un an. J'é tais tombé amoureux d'Amparo et je n'allais plus chez Pilade, ou bien les rares fois que j'y é tais passé avec Amparo, Belbo n'y é tait pas. Et Amparo n'aimait pas ce lieu. Sa rigueur morale et politique – qui n'avait d'é gale que sa grâ ce, et sa splendide fierté – lui faisait sentir Pilade comme un club pour dandys dé mocratiques, et le dandysme dé mocratique é tait pour elle une des trames, la plus subtile, du complot capitaliste. Ce fut une anné e de grand engagement, de grand sé rieux et de grande douceur. Je travaillais avec goû t mais avec calme à ma thè se. Un jour, je rencontrai Belbo au bord des Navigli, pas trè s loin de chez Garamond. « Tiens tiens, me dit‑ il avec joie, mon Templier pré fé ré! On vient de m'offrir un distillat d'iné narrable vé tusté. Pourquoi ne faites‑ vous pas un saut en haut, chez moi? J'ai des verres en papier et l'aprè s‑ midi libre. – C'est un zeugme, observai‑ je. – Non, un bourbon mis en bouteille, je crois, avant la chute d'Alamo. » Je le suivis. Mais nous avions à peine commencé de dé guster que Gudrun entra et vint annoncer qu'il y avait un monsieur. Belbo se frappa au front. Il avait oublié ce rendez‑ vous, mais le hasard a le goû t du complot, me dit‑ il. S'il avait bien compris, ce type voulait pré senter un livre qui concernait aussi les Templiers. « Je l'expé die tout de suite, dit‑ il, mais soutenez‑ moi avec des objections subtiles. » Cela avait é té certainement un hasard. Et c'est ainsi que je fus pris dans les mailles du filet.
– 17 – Ainsi disparurent les chevaliers du Temple avec leur secret dans l'ombre duquel palpitait un bel espoir de la cité terrestre. Mais l'Abstrait auquel é tait enchaî né leur effort poursuivit dans les ré gions inconnues sa vie inaccessible... et plus d'une fois, au cours des temps, il laissa fluer son inspiration en des esprits capables de l'accueillir. Victor É mile MICHELET, Le secret de la Chevalerie, 1930, 2. Il avait une tê te des anné es Quarante. A en juger d'aprè s les vieilles revues que j'avais trouvé es dans la cave de notre maison, ils avaient tous une tê te de ce genre dans les anné es Quarante. Ce devait ê tre la faim des temps de guerre: elle creusait le visage sous les pommettes et rendait l'œ il vaguement fié vreux. C'é tait une tê te que j'avais vue dans les scè nes de peloton d'exé cution, du cô té du mur et du cô té des fusils. En ces temps‑ là, des hommes avec la mê me tê te se fusillaient entre eux.
Notre visiteur portait un complet bleu avec une chemise blanche et une cravate gris perle, et d'instinct je me demandai pourquoi il s'é tait mis en civil. Ses cheveux, d'une couleur noire peu naturelle, é taient tiré s en arriè re le long des tempes en deux bandes pommadé es, avec mesure cependant, et laissaient au sommet du crâ ne, brillant, une calvitie sillonné e de rayures fines et ré guliè res comme des fils de té lé graphe, qui filaient à vue du haut du front. Le visage é tait bronzé, marqué, et pas seulement par les rides – explicitement coloniales. Une cicatrice pâ le lui traversait la joue gauche, de la lè vre à l'oreille, et comme il portait des moustaches noires et longues, à la Adolphe Menjou, sa moustache gauche en é tait imperceptiblement entaillé e là où, sur moins d'un millimè tre, la peau s'é tait ouverte et puis refermé e. Mensur ou blessure par balle en sé ton? Il se pré senta: colonel Ardenti, tendit la main à Belbo, me fit un simple signe de la tê te quand Belbo me dé signa comme son collaborateur. Il s'assit, croisa les jambes, tira ses pantalons sur le genou, dé couvrant deux chaussettes amarante – courtes. « Colonel... en activité ? » demanda Belbo. Ardenti dé couvrit quelques prothè ses de prix: « Disons à la retraite. Ou, si vous voulez, de ré serve. On ne le dirait peut‑ ê tre pas, mais je suis un homme â gé. – On ne dirait pas, dit Belbo. – Et pourtant j'ai fait quatre guerres. – Alors vous avez dû commencer avec Garibaldi. – Non. Lieutenant, volontaire, en Ethiopie. Capitaine, volontaire, en Espagne. Commandant, de nouveau en Afrique, jusqu'à l'abandon du quatriè me rivage. Mé daille d'argent. En 43... disons que j'ai choisi le cô té des vaincus: et j'ai tout perdu, fors l'honneur. J'ai eu le courage de recommencer du dé but. Lé gion é trangè re. É cole de hardiesse. En 46, sergent, en 58, colonel, avec Massu. Toujours le cô té perdant. Avec l'arrivé e au pouvoir du sinistre de Gaulle, je me suis retiré et je suis allé vivre en France. J'avais noué de bonnes connaissances à Alger et j'ai installé une entreprise d'import‑ export, à Marseille. Cette fois‑ là, j'ai choisi le cô té gagnant, je crois, é tant donné que maintenant je vis de mes rentes, et que je peux m'occuper de mon hobby– on dit comme ç a, aujourd'hui, n'est‑ ce pas? Et, au cours de ces derniè res anné es, j'ai ré digé les ré sultats de mes recherches. Voici... » Il tira d'une serviette de cuir un classeur volumineux, qui alors me sembla rouge. « Donc, dit Belbo, un livre sur les Templiers? – Les Templiers, concé da le colonel. Une passion presque juvé nile. Eux aussi é taient des officiers de fortune qui cherchaient la gloire en traversant la Mé diterrané e. – Monsieur Casaubon s'occupe des Templiers, dit Belbo. Il connaî t le sujet mieux que moi. Racontez‑ nous. – Les Templiers m'ont toujours inté ressé. Une poigné e de gé né reux qui apportent la lumiè re de l'Europe au milieu des sauvages, des deux Tripoli... – Les adversaires des Templiers n'é taient pas aussi sauvages que ç a, dis‑ je d'un ton conciliant. – Vous n'avez jamais é té capturé par les rebelles du Maghreb? me demanda‑ t‑ il avec sarcasme. – Pas encore », dis‑ je. Il me fixa et je fus heureux de ne pas avoir servi dans ses sections. Il parla directement à Belbo. « Excusez‑ moi, je suis d'une autre gé né ration. » Puis il me regarda, avec un air de dé fi: « Nous sommes ici pour subir un procè s ou pour... – Nous sommes ici pour parler de votre travail, mon colonel, dit Belbo. Parlez‑ nous‑ en, je vous en prie. – Je veux tout de suite clarifier une chose, dit le colonel en posant une main sur son classeur. Je suis disposé à contribuer aux frais de publication, je ne vous propose rien à perte. Si vous cherchez des garanties scientifiques, je vous les ferai avoir. Il y a à peine deux heures, j'ai rencontré un expert en la matiè re, venu exprè s de Paris. Il peut é crire une pré face qui fera autorité... » Il devina la question de Belbo et fit un signe, voulant dire que, pour le moment, il valait mieux rester dans le vague, vu la dé licatesse de la chose. « Monsieur Belbo, dit‑ il, j'ai, ici, dans ces pages, la matiè re pour une histoire. Vraie. Pas banale. Mieux que les romans noirs amé ricains. J'ai trouvé quelque chose, et de trè s important, mais ce n'est qu'un dé but. Je veux dire à tout le monde ce que je sais, de faç on que si quelqu'un est en mesure de complé ter ce jeu d'assemblage, qu'il lise, et se manifeste. J'entends lancer un appâ t. Et par ailleurs il faut que je le fasse tout de suite. Celui qui savait, avant moi, ce que je sais, a é té probablement tué, justement pour qu'il ne le divulguâ t pas. Si ce que je sais, je le dis à deux mille lecteurs, personne n'aura plus inté rê t à m'é liminer. » Il fit une pause: « Vous ê tes un peu au courant de l'arrestation des Templiers... – Monsieur Casaubon m'en a parlé, et j'ai é té frappé de ce que cette arrestation se passe sans coup fé rir, et que les chevaliers soient cueillis au dé pourvu... » Le colonel sourit, avec commisé ration. « En effet. Il est pué ril d'imaginer que des gens puissants au point de faire peur au roi de France ne fussent pas en mesure de savoir à l'avance que quatre gredins poussaient le roi et que le roi poussait le pape. Allons! Il faut penser à un plan. A un plan sublime. Supposez que les Templiers avaient un projet de conquê te du monde, et qu'ils connaissaient le secret d'une immense source de pouvoir, un secret tel que pour le pré server il valait la peine de sacrifier dans sa totalité le quartier du Temple à Paris, les commanderies ré pandues dans tout le royaume, et en Espagne, au Portugal, en Angleterre et en Italie, les châ teaux de la Terre sainte, les dé pô ts moné taires, tout... Philippe le Bel le soupç onne, autrement on ne comprend pas pourquoi il aurait dé chaî né la persé cution, jetant le discré dit sur la fine fleur de la chevalerie franç aise. Le Temple comprend que le roi a compris et tentera de le dé truire, il ne sert de rien d'opposer une ré sistance frontale, le plan demande encore du temps, le tré sor ou ce qui en tient lieu doit ê tre encore dé finitivement localisé, ou il faut l'exploiter lentement... Et le directoire secret du Temple, dont tous dé sormais reconnaissent l'existence... – Tous? – Certes. Il n'est pas pensable qu'un Ordre aussi puissant ait pu survivre longtemps sans l'existence d'une rè gle secrè te. – L'argument ne fait pas un pli, dit Belbo en me jetant un regard de cô té. – D'où, dit le colonel, les conclusions tout aussi é videntes. Le grand maî tre fait certes partie du directoire secret, mais il doit en ê tre la couverture exté rieure. Gauthier Walther, dans la Chevalerie et les aspects secrets de l'histoire, dit que le plan templier pour la conquê te du pouvoir envisage comme terme final l'an deux mille! Le Temple dé cide de passer à la clandestinité, et pour pouvoir le faire il faut qu'aux yeux de tout le monde l'Ordre disparaisse. Ils se sacrifient, voilà ce qu'ils font, grand maî tre compris. Certains se laissent tuer, ils ont probablement é té tiré s au sort. D'autres se soumettent, se fondent dans la masse. Où finissent les hié rarchies mineures, les frè res laï ques, les maî tres charpentiers, les verriers?... C'est la naissance de la corporation des libres maç ons, qui se ré pand à travers le monde, et c'est une histoire connue. Mais que se passe‑ t‑ il en Angleterre? Le roi ré siste aux pressions du pape, et les met tous à la retraite, pour qu'ils finissent tranquillement leur vie dans les commanderies de l'Ordre. Et eux, sans souffler mot, qui filent droit. Vous gobez ç a? Moi non. Et en Espagne, l'Ordre dé cide de changer de nom, il devient ordre de Montesa. Mes bons messieurs, c'é taient là des gens qui pouvaient convaincre un roi, ils avaient tant de lettres de change à lui dans leurs coffres‑ forts, qu'ils pouvaient lui faire faire banqueroute en une semaine. Mê me le roi du Portugal pactise: faisons comme ç a, chers amis, dit‑ il, vous ne vous appelez plus chevaliers du Temple mais chevaliers du Christ, et pour moi ç a ira. Et en Allemagne? De rares procè s, une abolition purement formelle de l'Ordre, mais là chez eux ils ont l'ordre frè re, les Teutoniques, qui, à cette é poque, font quelque chose de plus que de cré er un É tat dans l'É tat: ils sont l'É tat, ils ont rassemblé un territoire grand comme celui des pays qui sont aujourd'hui sous le talon des Russes, et de ce pas ils avancent jusqu'à la fin du XVe siè cle, parce qu'à ce moment‑ là arrivent les Mongols – mais ç a c'est une autre histoire, car les Mongols nous les avons encore à nos portes... mais ne nous é garons pas... – Non, s'il vous plaî t, dit Belbo. Continuons. – Donc. Comme tout le monde le sait, deux jours avant que Philippe ne fasse partir l'ordre d'arrestation, et un mois avant qu'il ne soit exé cuté, une charrette de foin, tiré e par des bœ ufs, quitte l'enclos du Temple pour une destination inconnue. Mê me Nostradamus en parle dans une de ses centuries... » Il chercha une page de son manuscrit: Souz la pasture d'animaux ruminant par eux conduits au ventre herbipolique soldats caché s, les armes bruit menant...
« La charrette de foin est une lé gende, dis‑ je, et je ne prendrais pas Nostradamus comme une autorité en matiè re historiographique... – Des personnes plus â gé es que vous, monsieur Casaubon, ont prê té foi à de nombreuses prophé ties de Nostradamus. D'autre part, je ne suis pas assez ingé nu pour croire à l'histoire de la charrette. C'est un symbole. Le symbole du fait, é vident et é tabli, qu'en vue de son arrestation Jacques de Molay passe le commandement et les instructions secrè tes à son neveu, le comte de Beaujeu, qui devient le chef occulte du Temple doré navant occulte. – Il existe des documents historiques? – L'histoire officielle, sourit amè rement le colonel, est celle qu'é crivent les vainqueurs. Selon l'histoire officielle, les hommes comme moi n'existent pas. Non, sous l'é pisode de la charrette il y a autre chose. Le noyau secret se transfè re dans un centre tranquille et de là commence à constituer son ré seau clandestin. C'est de cette é vidence que moi je suis parti. Depuis des anné es, avant la guerre encore, je me demandais toujours où avaient fini ces frè res en hé roï sme. Quand je me suis retiré dans le privé, j'ai enfin dé cidé de chercher une piste. Parce qu'en France s'é tait passé e la fuite de la charrette, en France je devais trouver le lieu de la ré union originelle du noyau clandestin. Où ? » Il avait le sens du thé â tre. Belbo et moi voulions maintenant savoir où. Nous ne trouvâ mes rien de mieux à dire que: « Dites. – Je vous le dis. Où naissent les Templiers? D'où vient Hugues de Payns? De la Champagne, prè s de Troyes. Et en Champagne, Hugues de Champagne gouverne, qui les rejoindra quelques anné es aprè s, en 1125, à Jé rusalem. Puis il revient chez lui et il semble bien qu'il se mette en contact avec l'abbé de Cî teaux, et qu'il l'aide à commencer dans son monastè re la lecture et la traduction de certains textes hé breux. Pensez un peu, les rabbins de la haute Bourgogne se voient invité s à Cî teaux, par les bé né dictins blancs, et de qui? de saint Bernard, pour é tudier Dieu sait quels textes que Hugues a trouvé s en Palestine. Et Hugues offre aux moines de saint Bernard une forê t, à Bar‑ sur‑ Aube, où s'é lè vera Clairvaux. Et que fait saint Bernard? – Il devient le dé fenseur des Templiers, dis‑ je. – Et pourquoi? Mais savez‑ vous qu'il rend les Templiers plus puissants que les bé né dictins? Qu'il interdit aux bé né dictins de recevoir des terres et des maisons en cadeau et que les terres et les maisons, il les fait donner aux Templiers? Avez‑ vous jamais vu la Forê t d'Orient prè s de Troyes? Une chose immense, une commanderie aprè s l'autre. Et pendant ce temps, en Palestine les chevaliers ne combattent pas, vous le savez? Ils s'installent dans le Temple, et au lieu de tuer les musulmans ils se lient d'amitié avec eux. Ils prennent contact avec leurs initié s. Bref, saint Bernard, avec l'appui é conomique des comtes de Champagne, constitue un ordre qui, en Terre sainte, entre en rapport avec les sectes secrè tes arabes et juives. Une direction inconnue planifie les croisades pour faire vivre l'Ordre, et non le contraire, et forme un ré seau de pouvoir qui se soustrait à la juridiction royale... Moi je ne suis pas un homme de science, je suis un homme d'action. Au lieu de faire trop de conjectures, j'ai fait ce que tant de chercheurs, trop verbeux, n'ont jamais fait. Je suis allé là où les Templiers venaient et où ils avaient leur base depuis deux siè cles, où ils pouvaient nager comme des poissons dans l'eau... – Le pré sident Mao dit que le ré volutionnaire doit ê tre au milieu du peuple comme un poisson dans l'eau, dis‑ je. – Calé, votre pré sident. Les Templiers, qui pré paraient une ré volution bien plus grande que celle de vos communistes à col Mao... – Ils n'ont plus de col. – Non? Tant pis pour eux. Les Templiers, disais‑ je, ne pouvaient pas ne pas chercher refuge en Champagne. A Payns? A Troyes? Dans la Forê t d'Orient? Non. Payns é tait un bourg avec quatre maisons qui se couraient aprè s, et, au maximum à l'é poque, peut‑ ê tre un châ teau. Troyes é tait une ville, trop de gens du roi alentour. La forê t, templiè re par dé finition, é tait le premier endroit où les gardes du roi seraient allé s les chercher, comme ils le firent. Non: Provins, me dis‑ je. S'il y avait un lieu, ce devait ê tre Provins! »
– 18 – Si de l'œ il nous pouvions pé né trer et voir l'inté rieur de la terre, de pô le à pô le, ou de nos pieds jusqu'aux antipodes, nous apercevrions avec horreur une masse é pouvantablement percé e de fissures et creusé e de cavernes. T. BURNET, Telluris Theoria Sacra, Amsterdam, Wolters, 1694, p. 38. « Pourquoi Provins? – Jamais é té à Provins? Lieu magique, mê me aujourd'hui on le sent, allez‑ y, vous verrez. Lieu magique, encore tout parfumé de secrets. En attendant, au XIe siè cle c'est le siè ge du comte de Champagne, et il reste zone franche où le pouvoir central ne peut fourrer le nez. Les Templiers y sont chez eux, aujourd'hui encore une rue porte leur nom. É glises, demeures, une forteresse qui domine toute la plaine, et de l'argent, les passages des marchands, les foires, la confusion où l'on peut se confondre. Mais surtout, et depuis les temps pré historiques, des galeries. Un ré seau de galeries qui s'é tend sous toute la colline, vé ritables catacombes qu'on peut aujourd'hui encore en partie visiter. Des endroits où, si on se ré unit en secret, et s'il y a incursion des ennemis, les conjuré s peuvent s'é parpiller en quelques secondes, et Dieu sait où, et, s'ils ont une bonne connaissance des conduits, ils sont dé jà sortis par on ne sait quel cô té, ils sont rentré s du cô té opposé, à pas feutré s comme des chats, et ils sont arrivé s dans le dos des envahisseurs, et ils les liquident dans le noir. Mon Dieu, je vous l'assure, mes bons messieurs, ces galeries semblent faites pour les commandos, rapides et invisibles, on s'y glisse dans la nuit, poignard entre les dents, deux grenades aux poings, et les autres, pris dans la ratonnade, on les crè ve, bon Dieu! » Ses yeux brillaient. « Vous comprenez quelle cache fabuleuse peut ê tre Provins? Un noyau secret qui se ré unit dans le sous‑ sol, et tous les gens du lieu qui se taisent s'ils voient. Les hommes du roi arrivent aussi à Provins, certes, ils arrê tent les Templiers qui se montrent à la surface, et les emmè nent à Paris. Reynaud de Provins subit la torture mais ne parle pas. Selon le plan secret, c'est clair, il devait se faire arrê ter pour laisser croire que Provins avait é té amendé e, mais il devait en mê me temps lancer un signal: Provins ne mollit pas. Provins, le lieu des nouveaux Templiers souterrains... Des galeries qui mè nent d'é difice à é difice, on fait semblant d'entrer dans un dé pô t de blé ou dans un entrepô t et on sort par une é glise. Des galeries construites avec piliers et voû tes en maç onnerie, chaque maison de la ville haute possè de encore aujourd'hui une cave avec des voû tes en ogive, et il doit y en avoir plus de cent, chaque cave, que dis‑ je, chaque salle souterraine é tait l'entré e d'un de leurs conduits. – Conjectures, fis‑ je. – Non, monsieur Casaubon. Preuves. Vous n'avez pas vu les galeries de Provins. Des salles et des salles, au cœ ur de la terre, pleines de graffiti. Qui se trouvent, pour la plupart, dans ce que les spé lé ologues appellent alvé oles laté rales. Ce sont des repré sentations hié ratiques, d'origine druidique. Graffité es avant l'arrivé e des Romains. Cé sar passait dessus, et c'est ici que se tramaient la ré sistance, le sortilè ge, le piè ge. Et il y a les symboles des Cathares, oui messieurs, les Cathares ne se trouvaient pas seulement dans le Midi, ceux du Midi ont é té dé truits, ceux de la Champagne ont survé cu en secret et se ré unissaient ici, dans ces catacombes de l'hé ré sie. Cent quatre‑ vingt‑ trois d'entre eux furent brû lé s à la surface, et les autres survé curent ici. Les chroniques les taxaient de bougres et maniché ens – quelle coï ncidence! les bougres é taient les bogomiles, Cathares d'origine bulgare, et le mot « bougre » ne vous dit rien? Au dé part il voulait dire sodomite, parce qu'on disait que les Cathares bulgares avaient ce petit vice... » Il é mit un petit rire embarrassé. « Et qui se voit accusé de ce mê me petit vice? Eux, les Templiers... Curieux, n'est‑ ce pas? – Jusqu'à un certain point, dis‑ je; en ces temps‑ là, si on voulait liquider un hé ré tique, on l'accusait de sodomie... – Certes, et ne pensez pas que je pense moi que les Templiers... Allons donc, c'é taient des hommes d'armes, et nous, hommes d'armes, nous aimons les belles femmes; mê me s'ils avaient prononcé leurs voeux, l'homme est homme. Mais je rappelle cela parce que je ne crois pas que ce soit un hasard si, dans un milieu templier, ont trouvé refuge des hé ré tiques cathares, et en tout cas c'est d'eux que les Templiers avaient appris comment se servir des souterrains.
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