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FILENAME : ABOU 8 страница– Expliquez‑ moi voir la signification initiatique du baiser sur le derriè re, dit Diotallevi. – Certains é soté ristes modernes estiment que les Templiers se ré fé raient à des doctrines indiennes. Le baiser sur le cul aurait servi à ré veiller le serpent Kundalinî, une force cosmique qui ré side dans la racine de la colonne verté brale, dans les glandes sexuelles, lequel, une fois ré veillé, rejoint la glande piné ale... – Celle de Descartes? – Je crois, et là il devrait ouvrir dans le front un troisiè me oeil, celui de la vision directe dans le temps et dans l'espace. Raison pour quoi on recherche encore le secret des Templiers. – Philippe le Bel aurait dû brû ler les é soté ristes modernes, pas ces pauvres diables. – Oui, mais les é soté ristes modernes n'ont pas le sou. – Mais voyez‑ moi ç a, les histoires qu'il faut entendre, conclut Belbo. A pré sent je comprends pourquoi ces Templiers obsè dent tant de mes fous. – Je crois que c'est un peu votre histoire de l'autre soir. Toutes leurs vicissitudes ne sont qu'un syllogisme contourné. Comporte‑ toi en stupide et tu deviendras impé né trable pour l'é ternité. Abracadabra, Manel Tekel Pharè s, Papè Satan Papè Satan Aleppè, le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui, chaque fois qu'un poè te, un pré dicateur, un chef, un mage ont é mis d'insignifiants borborygmes, l'humanité met des siè cles à dé chiffrer leur message. Les Templiers restent indé chiffrables à cause de leur confusion mentale. C'est pour ç a que tant de gens les vé nè rent. – Explication positiviste, dit Diotallevi. – Oui, dis‑ je, sans doute suis‑ je un positiviste. Avec une bonne opé ration chirurgicale à la glande piné ale, les Templiers auraient pu devenir des Hospitaliers, autrement dit des gens normaux. La guerre corrompt les circuits cé ré braux, ce doit ê tre le bruit des canonnades, ou du feu gré geois.... Voyez les gé né raux. » Il é tait une heure du matin. Diotallevi, soû lé par son tonique sans alcool, dodelinait. Nous nous saluâ mes. Je m'é tais amusé. Et eux aussi. Nous ne savions pas encore que nous commencions à jouer avec le feu gré geois, qui brû le, et consume.
– 15 – Erars de Syverey me dist: « Sire, se vous cuidié s que je ne mi hoir n'eussions reprouvier, je vous iroie querre secours au conte d'Anjou, que je voi là en mi les chans. » Et je li dis: « Messires Erars, il me semble que vous ferié s vostre grant honour, se vous nous alié s querre aide pour nos vies sauver, car la vostre est bien en avanture. » JOINVILLE, Histoire de Saint Louis, 46, 226. Aprè s la journé e des Templiers, je n'eus avec Belbo que des conversations fugaces au bar, où je me rendais de plus en plus rarement, car je travaillais à ma thè se. Un jour il y avait un grand cortè ge contre les complots né o‑ fascistes, qui devait partir de l'université, et auquel avaient é té invité s, comme cela se faisait alors, tous les intellectuels antifascistes. Fastueux dé ploiement de police, mais il semblait que l'accord fû t de laisser courir. Typique de ces temps‑ là : cortè ge non autorisé, mais si rien de grave ne se passait, la force publique se contenterait de regarder et de contrô ler (à l'é poque les compromis territoriaux é taient nombreux) que la gauche ne transgresse aucune des frontiè res idé ales qui avaient é té tracé es dans le centre de Milan. A l'inté rieur d'une aire dé limité e se dé ployait la contestation, au‑ delà du largo Augusto et dans toute la zone de la piazza San Babila stationnaient les fascistes. Si quelqu'un passait la frontiè re, c'é tait l'incident, mais pour le reste il ne se passait rien, comme entre dompteur et lion. Nous croyons d'ordinaire que le dompteur est assailli par le lion, trè s fé roce, et qu'ensuite il le dompte en levant haut son fouet ou en tirant un coup de pistolet. Erreur: le lion est dé jà rassasié et drogué lorsqu'il entre dans la cage et il ne dé sire agresser personne. Comme tous les animaux, il a une aire de sé curité, au‑ delà de quoi il peut arriver ce que vous voulez, et lui se tient tranquille. Quand le dompteur met le pied dans l'aire du lion, le lion rugit; alors le dompteur lè ve son fouet, mais en ré alité il recule d'un pas (comme s'il allait prendre son é lan pour faire un bond en avant), et le lion se calme. Une ré volution simulé e doit avoir ses rè gles propres. J'é tais allé au dé filé, mais je ne m'é tais pas placé dans l'un des groupes. Je me tenais sur les bords, piazza Santo Stefano, où circulaient journalistes, conseillers é ditoriaux, artistes venus manifester leur solidarité. Le bar Pilade au complet. Je me trouvai à cô té de Belbo. Il é tait avec une femme que j'avais souvent vue au bar prè s de lui, et je pensais qu'il s'agissait de sa compagne (elle disparut plus tard – je sais mê me à cause de quoi maintenant, pour avoir lu l'histoire dans le file sur le docteur Wagner). « Vous aussi? demandai‑ je. – Que voulez‑ vous, sourit‑ il embarrassé. Il faut bien sauver son â me. Crede firmiter et pecca fortiter. Elle ne vous rappelle rien, cette scè ne? » Je regardai autour de moi. C'é tait un aprè s‑ midi de soleil, un de ces jours où Milan est belle, avec les faç ades jaunes des maisons et un ciel doucement mé tallique. En face de nous, la police: cataphractaire dans ses heaumes et ses boucliers de plastique, qui paraissaient renvoyer des lueurs d'acier, tandis qu'un commissaire en civil, mais ceint d'un tricolore criard, caracolait sur toute la longueur du front de ses troupes. Je regardai derriè re moi, la tê te du dé filé : la foule bougeait, mais en marquant le pas, les rangs é taient ordonné s mais irré guliers, presque serpentineux, la masse semblait hé rissé e de piques, é tendards, banderoles, bâ tons. Des formations impatientes entonnaient par moments des slogans rythmé s; sur les flancs du dé filé caracolaient les katangais, avec des foulards rouges sur le visage, des chemises multicolores, des ceintures clouté es sur leurs jeans qui avaient connu toutes les pluies et tous les soleils; mê me les armes de fortune qu'ils empoignaient, masqué es par des drapeaux enroulé s, apparaissaient comme des é lé ments d'une palette, je pensai à Dufy et à son allé gresse. Par association, de Dufy je passai à Guillaume Dufay. J'eus l'impression de vivre dans une miniature, j'entrevis au milieu de la petite foule, de chaque cô té des troupes, quelques dames, androgynes, qui attendaient la grande fê te de prouesse qui leur avait é té promise. Mais tout me traversa l'esprit en un é clair, je sentis que je revivais une autre expé rience, mais sans la reconnaî tre. « N'est‑ ce pas la prise d'Ascalon? demanda Belbo. – Par le seigneur saint Jacques, mon bon seigneur, lui dis‑ je, c'est vraiment l'estour des croisé s! Je tiens pour assuré que ce soir certains d'entre eux siè ges auront en paradis! – Oui, dit Belbo, mais le problè me est de savoir de quel cô té se trouvent les Sarrasins. – La police est teutonique, observai‑ je, à telle enseigne que nous, nous pourrions ê tre les hordes d'Alexandre Nevski, mais je confonds sans doute mes textes. Regardez là ‑ bas ce groupe, ce doivent ê tre les amé s et fé aux du comte d'Artois, ils fré missent de livrer bataille, car ils ne peuvent supporter l'outrage et dé jà se dirigent vers le front ennemi, et le provoquent avec des cris de menace! » Ce fut à ce moment‑ là qu'arriva l'incident. Je ne me souviens pas bien, le dé filé avait avancé, un groupe d'activistes, avec des chaî nes et des passe‑ montagnes, avait commencé à forcer les formations de la police pour se diriger vers la piazza San Babila, en lanç ant des slogans agressifs. Le lion se dé plaç a, et avec une certaine dé termination. Le premier rang de la formation s'ouvrit et apparurent les lances à eau. Des avant‑ postes du dé filé partirent les premiè res billes, les premiè res pierres, un groupe de policiers s'é lanç a, dé cidé, frappant avec violence, et le dé filé se mit à ondoyer. A cet instant, au loin, vers le fond de la via Laghetto, on entendit une dé tonation. Ce n'é tait peut‑ ê tre que l'é clatement d'un pneu, peut‑ ê tre un pé tard, peut‑ ê tre un vrai coup de pistolet d'avertissement de la part de ces groupes qui, d'ici quelques anné es, utiliseraient ré guliè rement le P 38. Ce fut la panique. La police commenç a à montrer les armes, on entendit les sonneries de trompette de la charge, le dé filé se divisa entre les pugnaces, qui acceptaient le combat, et les autres, qui considé raient leur devoir terminé. Je me pris à fuir par la via Larga, avec la peur folle d'ê tre atteint par n'importe quel corps contondant, manoeuvré par n'importe qui. Soudain, je me trouvai à cô té de Belbo et de sa compagne. Ils couraient assez vite, mais sans panique. Au coin de la via Rastrelli, Belbo me saisit par un bras: « Par ici, jeune homme », me dit‑ il. Je tentai de demander pourquoi, via Larga m'avait l'air plus confortable et habité e, et je fus pris de claustrophobie dans le dé dale de venelles, entre la via Pecorari et l'archevê ché. Il me semblait que, là où Belbo m'emmenait, il me serait plus difficile de me camoufler si la police, d'un lieu quelconque, avanç ait sur nous. Il me fit signe de me taire, tourna deux ou trois coins de rues, dé cé lé ra graduellement, et nous nous retrouvâ mes en train de marcher, sans courir, juste derriè re le Dô me, où la circulation é tait normale et où ne parvenaient pas les é chos de la bataille qui se dé roulait à moins de deux cents mè tres. Toujours en silence, nous contournâ mes le Dô me, et nous tombâ mes devant la faç ade, du cô té de la Galerie. Belbo acheta un sachet de graines et se mit à nourrir les pigeons avec une sé raphique gaieté. Nous é tions complè tement fondus dans la foule du samedi, Belbo et moi en veste et cravate, la femme en uniforme de dame milanaise, un gros pull ras du cou et un rang de perles, qu'elles fussent de culture ou pas. Belbo me la pré senta: « C'est Sandra, vous vous connaissez? – De vue. Salut. – Vous voyez, Casaubon, me dit alors Belbo, on ne s'enfuit jamais en ligne droite. Sur l'exemple des Savoie à Turin, Napolé on III a fait é ventrer Paris, transformant la ville en un ré seau de boulevards, que tout le monde admire comme un chef‑ d'œ uvre de science urbaine. Mais les voies droites servent à mieux contrô ler les foules en ré volte. Quand cela est possible, voyez les Champs‑ É lysé es, il faut que mê me les rues laté rales soient larges et droites. Quand on ne l'a pas pu, comme dans les ruelles du Quartier latin, alors c'est là que Mai 68 a donné le meilleur de lui‑ mê me. Lorsqu'on s'enfuit on entre dans les venelles. Aucune force publique ne peut toutes les contrô ler, et les policiers mê mes n'y pé nè trent pas sans crainte en groupes isolé s. Si vous en rencontrez deux tout seuls, ils ont plus peur que vous, et, d'un commun accord, vous vous mettez à fuir dans des directions opposé es. Lorsqu'on participe à un rassemblement de masse, si on ne connaî t pas bien la zone, la veille on fait une reconnaissance des lieux, et puis on se place à l'endroit d'où partent les petites rues. – Vous avez suivi un cours en Bolivie? – Les techniques de survie s'apprennent seulement quand on est enfant, à moins qu'adulte on ne s'enrô le dans les Bé rets rouges. Moi j'ai passé une sale é poque, celle de la guerre des partisans, à *** », et il me nomma un bourg entre Montferrat et les Langhe. « É vacué s de la ville en 1943, un calcul admirable: le bon coin et la bonne é poque pour profiter de tout, les rafles, les SS, les fusillades sur les routes... Je me rappelle un soir, je grimpais sur la colline pour aller chercher du lait frais dans une ferme, et j'entends un bruit au‑ dessus de ma tê te, entre les cimes des arbres: frr, frr. Je me rends compte que d'une colline é loigné e, devant moi, ils sont en train de mitrailler la ligne du chemin de fer, qui est en aval, derriè re moi. Le premier mouvement est de fuir, ou de se jeter à terre. Moi je commets une erreur, je cours vers la vallé e, et à un certain point j'entends dans les champs autour de moi un tchiacc tchiacc tchiacc. C'é taient les tirs trop courts, qui tombaient avant d'arriver à la voie ferré e. Je comprends que s'ils tirent de l'amont, trè s en haut, loin vers la vallé e, il faut s'enfuir en montant: plus vous montez, plus les projectiles vous passent haut au‑ dessus de la tê te. Ma grand‑ mè re, pendant un é change de coups de feu entre fascistes et partisans qui s'affrontaient des deux bouts d'un champ de maï s, eut une idé e sublime: puisque de quelque cô té qu'elle se fû t enfuie elle risquait de ramasser une balle perdue, elle s'est jeté e à terre au milieu du champ, juste entre les deux lignes de tir. Elle est resté e dix minutes comme ç a, face contre terre, en espé rant qu'une des deux bandes n'avancerait pas trop. Ç a lui a ré ussi. Vous voyez, quand quelqu'un apprend ces choses‑ là dans un â ge tendre, elles restent dans ses circuits nerveux. – Ainsi vous avez fait la Ré sistance, comme on dit. – En spectateur », dit‑ il. Et je perç us un lé ger embarras dans sa voix. « En 43, j'avais onze ans; à la fin de la guerre, j'en avais à peine treize. Trop tô t pour prendre parti, assez tô t pour tout suivre, avec une attention que je qualifierai de photographique. Mais que pouvais‑ je faire? Je restais là à regarder. Et à m'enfuir, comme aujourd'hui. – Maintenant vous pourriez raconter, au lieu de corriger les livres des autres. – Tout a dé jà é té raconté, Casaubon. Si à l'é poque j'avais eu vingt ans, vers les anné es cinquante j'aurais donné dans la poé sie de la mé moire. Heureusement, je suis né trop tard, quand j'aurais pu é crire il ne me restait plus qu'à lire les livres dé jà é crits. Par ailleurs, j'aurais pu aussi finir avec une balle dans la tê te, sur la colline. – De quel cô té ? demandai‑ je, puis je me sentis gê né. Pardon, c'é tait une boutade. – Non, ce n'é tait pas une boutade. Bien sû r, aujourd'hui je le sais, mais je le sais aujourd'hui. Le savais‑ je alors? Vous savez qu'on peut ê tre hanté par le remords toute sa vie, non pas pour avoir choisi l'erreur, dont au moins on peut se repentir, mais pour s'ê tre trouvé dans l'impossibilité de se prouver à soi‑ mê me qu'on n'aurait pas choisi l'erreur... Moi j'ai é té un traî tre potentiel. Quel droit aurais‑ je dé sormais d'é crire quelque vé rité que ce soit et de l'enseigner aux autres? – Excusez, dis‑ je, mais potentiellement vous pouviez aussi devenir Jack l'É ventreur, or vous ne l'ê tes pas devenu. C'est de la né vrose. Ou est‑ ce que votre remords s'appuie sur des indices concrets? – Qu'est‑ ce qu'un indice dans ce genre de choses? Et à propos de né vrose, ce soir il y a un dî ner avec le docteur Wagner. Je vais prendre un taxi piazza della Scala. On y va, Sandra? – Le docteur Wagner? demandai‑ je, tout en les saluant. En personne? – Oui, il est à Milan pour quelques jours et je vais peut‑ ê tre le convaincre de nous donner un de ses essais iné dits pour en faire un petit volume. Ce serait un beau coup. » A cette é poque Belbo é tait donc dé jà en contact avec le docteur Wagner. Je me demande si ce fut ce soir‑ là que Wagner (prononcer Wagnè re) psychanalysa Belbo gratis, et sans qu'aucun des deux le sû t. Ou peut‑ ê tre est‑ ce arrivé aprè s. En tout cas, ce fut la premiè re fois, ce jour‑ là, que Belbo toucha deux mots de son enfance à ***. Curieux que ce fû t le ré cit de certaines fuites – presque glorieuses, dans la gloire du souvenir, et qui, pourtant, ré affleuraient à sa mé moire aprè s que, avec moi mais devant moi, sans gloire, mais avec sagesse, de nouveau il s'é tait enfui.
– 16 – Ensuite, frè re É tienne de Provins, amené en pré sence desdits seigneurs commissaires et interrogé par eux s'il voulait dé fendre l'Ordre, dit qu'il ne voulait pas, et que si les maî tres voulaient le dé fendre, qu'ils le fassent, mais lui avant l'arrestation avait é té dans l'Ordre pendant neuf mois seulement. Dé position du 27. 11. 1309. J'avais trouvé sur Aboulafia le ré cit d'autres fuites. Et j'y songeais l'autre soir dans le pé riscope, tandis que dans le noir je percevais une succession de bruissements, craquements, grincements – et je me disais de garder mon calme, car c'é tait la maniè re dont les musé es, les bibliothè ques, les antiques palais parlent dans leur barbe, la nuit, ce ne sont que de vieilles armoires qui cherchent leur é quilibre, des corniches qui ré agissent à l'humidité vespé rale, des plâ tres qui s'é caillent, avares, un millimè tre par siè cle, des murailles qui bâ illent. Tu ne peux t'enfuir, me disais‑ je, parce que tu es justement ici pour savoir ce qui est arrivé à quelqu'un qui a cherché de mettre fin à une sé rie de fuites par un acte de courage insensé (ou dé sespé ré ), peut‑ ê tre pour accé lé rer cette rencontre tant de fois renvoyé e avec la vé rité.
FILENAME: CANALETTO Je me suis enfui devant une charge de police ou de nouveau devant l'histoire? Et c'est diffé rent? Je suis allé au dé filé par choix moral ou pour me mettre encore une fois à l'é preuve devant l'Occasion? D'accord, j'ai manqué les grandes occasions parce que j'arrivais trop tô t, ou trop tard, mais la faute en é tait à l'é tat civil. J'aurais voulu ê tre dans ce pré pour tirer, mê me au risque de toucher ma grand‑ mè re. Je n'é tais pas absent par lâ cheté, mais à cause de mon â ge. D'accord. Et au dé filé ? J'ai fui de nouveau pour des raisons de gé né ration, ce combat ne me regardait pas. Mais j'aurais pu risquer, mê me sans enthousiasme, pour prouver qu'alors, dans le pré, j'aurais su choisir. Cela a‑ t‑ il un sens de choisir la mauvaise Occasion pour se convaincre qu'on aurait choisi la bonne Occasion? Qui sait combien de ceux qui aujourd'hui ont accepté l'affrontement ont agi ainsi. Mais une fausse occasion n'est pas la bonne Occasion. Peut‑ on ê tre veule parce que le courage des autres vous paraî t disproportionné à la vacuité des circonstances? Alors la sagesse rend veule. Et on manque donc la bonne Occasion quand on passe sa vie à guetter l'Occasion et à y ré flé chir. L'Occasion, on la choisit d'instinct, et sur le moment tu ne sais pas que c'est l'Occasion. Peut‑ ê tre l'ai‑ je saisie une fois et je ne l'ai jamais su? Comment peut‑ on toujours se sentir visé et lâ che simplement parce qu'on est né dans la mauvaise dé cennie? Ré ponse: tu te sens lâ che parce qu'une fois tu as é té lâ che. Et si cette fois‑ là aussi tu avais é vité l'Occasion parce que tu la sentais inadé quate? Dé crire la maison de ***, isolé e sur la colline au milieu des vignes – ne dit‑ on pas les collines en forme de mamelles? – et puis la route qui menait à l'oré e du bourg, à l'entré e de la derniè re allé e habité e – ou la premiè re (certes tu ne le sauras jamais si tu ne choisis pas le point de vue). Le petit ré fugié qui abandonne le cocon familial et pé nè tre dans l'habitat tentaculaire, le long de l'allé e cô toie et, envieux, redoute le Sentier. Le Sentier é tait le lieu de rassemblement de la bande du Sentier. Petits gars de la campagne, sales, gueulards. J'é tais trop citadin, mieux valait les é viter. Mais pour rejoindre la place, et le kiosque, et la papeterie, à moins de tenter un pé riple presque é quatorial et peu digne, il ne restait plus qu'à passer par le Canaletto. Les gars du Sentier é taient de petits gentilshommes par rapport à ceux de la bande du Canaletto, du nom d'un ex‑ torrent devenu puant canal d'é coulement, qui traversait encore la partie la plus pauvre de l'agglomé ration. Ceux du Canaletto é taient vraiment crasseux, sous‑ prolé taires et violents. Ceux du Sentier ne pouvaient pas traverser la zone du Canaletto sans ê tre assaillis et frappé s. Au dé but, je ne savais pas que j'é tais du Sentier, j'é tais à peine arrivé, mais ceux du Canaletto m'avaient dé jà identifié comme ennemi. Je passais dans leurs parages avec un illustré ouvert devant les yeux, je marchais en lisant, et eux me repé rè rent. Je me mis à courir, et eux à mes trousses me lancè rent des cailloux, dont un traversa l'illustré, que je continuais à tenir ouvert devant moi tout en courant, pour me donner une contenance. Je sauvai ma vie mais perdis mon illustré. Le lendemain, je dé cidai de m'enrô ler dans la bande du Sentier. Je me pré sentai à leur sanhé drin, accueilli par des ricanements. A cette é poque j'avais beaucoup de cheveux, naturellement dressé s sur la tê te, comme dans la ré clame des crayons Presbitero. Les modè les que m'offraient le ciné ma, la publicité, la promenade du dimanche aprè s la messe, é taient des jeunes hommes à veste croisé e aux é paules larges, petites moustaches et cheveux pommadé s adhé rant au crâ ne, luisants. La coiffure en arriè re s'appelait alors, dans le peuple, la mascagna. Je voulais la mascagna. J'achetais sur la place du marché, le lundi, pour des sommes dé risoires par rapport à la situation de la Bourse des valeurs, mais é normes pour moi, des boî tes de brillantine rê che comme du miel en rayon, et je passais des heures à me l'enduire sur les cheveux jusqu'à les laminer ainsi qu'une seule calotte de plomb, un bonnet papal. Puis je mettais un filet pour les garder comprimé s. Ceux du Sentier m'avaient dé jà vu passer avec le filet, et ils avaient lancé des quolibets dans leur trè s â pre dialecte, que je comprenais mais ne parlais pas. Ce jour‑ là, aprè s ê tre resté deux heures chez moi avec le filet, je l'enlevai, vé rifiai l'effet superbe dans le miroir, et m'acheminai pour rencontrer ceux à qui j'allais jurer fidé lité. Je m'approchai d'eux quand dé sormais la brillantine du marché avait terminé son office glutineux, et que mes cheveux commenç aient à se remettre en position verticale, mais au ralenti. Enthousiasme de ceux du Sentier, en cercle autour de moi, qui se donnaient des coups de coude. Je demandai d'ê tre admis. Malheureusement, je m'exprimais en italien: j'é tais un marginal. Le chef s'avanç a, Martinetti, qui alors me sembla se dresser comme une tour, flamboyant avec ses pieds nus. Il dé cida que j'aurais à subir cent coups de pied dans le derriè re. Peut‑ ê tre devaient‑ ils ré veiller le serpent Kundalinî. J'acceptai. Je me mis contre le mur, tenu aux bras par deux adjudants, et je subis cent coups de pied nu. Martinetti accomplissait sa tâ che avec force, avec entrain, avec mé thode, frappant de plante et non de pointe, pour ne pas se faire mal aux orteils. Le chœ ur des bandits rythmait le rite. Ils comptaient en dialecte. Ensuite ils dé cidè rent de m'enfermer dans un clapier, pendant une demi‑ heure, tandis qu'eux s'entretenaient dans leur parler guttural. Ils me firent sortir quand je me plaignis d'un fourmillement aux jambes. J'é tais fier parce que j'avais su me conformer à la liturgie sauvage d'un groupe sauvage, avec dignité J'é tais un homme appelé cheval. En ces temps‑ là, il y avait à *** les chevaliers teutoniques, pas trè s vigilants parce que les partisans ne s'é taient pas encore manifesté s – nous é tions vers la fin 43, ou au tout dé but 44. Une de nos premiè res gestes fut de nous introduire dans une baraque, tandis que certains d'entre nous faisaient la cour au soldat de garde, un grand Lombard qui mangeait un é norme sandwich au saucisson et – nous sembla‑ t‑ il: nous en fû mes horripilé s – à la confiture. L'é quipe de diversion flattait l'Allemand, louant ses armes, et nous autres, dans la baraque (pé né trable par l'arriè re, dé labré ) nous volions quelques pains de T. N. T. Je ne crois pas que par la suite on ait jamais utilisé le T. N. T., mais il se serait agi, selon les plans de Martinetti, de le faire exploser en pleine campagne, dans un but pyrotechnique, et avec des mé thodes qu'à pré sent je sais trè s grossiè res et impropres. Plus tard, aux Allemands succé dè rent ceux de la dixiè me patrouille antisubmersibles, la Decima Mas, qui constituè rent un poste de contrô le le long du fleuve, juste au carrefour où, à six heures du soir, les filles du collè ge de Marie Auxiliatrice descendaient de l'allé e. Il s'agissait de convaincre ceux de la Decima (ils ne devaient pas avoir plus de dix‑ huit ans) de lier des grenades allemandes pour en faire un bouquet, de celles qui avaient un long manche, et de les dé goupiller pour les faire exploser à ras de l'eau au moment pré cis où arrivaient les filles. Martinetti savait bien ce qu'il fallait faire, et comment calculer les temps. Il l'expliquait aux antisubmersibles, et l'effet é tait prodigieux une colonne d'eau s'é levait sur la grè ve, au milieu d'un tonnerre fracassant, au moment pré cis où les filles tournaient le coin de l'allé e. Fuite gé né rale dans des cris perç ants, et nous et les antisubmersibles de nous bidonner. Ils s'en souviendraient de ces jours de gloire, aprè s le bû cher de Molay, les rescapé s du camp de concentration de Coltano où on avait enfermé les vaincus de la Ré publique de Salô. Le grand amusement des gars du Sentier é tait de ramasser les douilles et le maté riel varié qui, aprè s le 8 septembre, ne manquaient pas: vieux casques, gibernes, musettes, parfois des balles vierges. Pour utiliser une balle encore bonne, on procé dait ainsi: en tenant la douille dans la main, on introduisait le projectile dans le trou d'une serrure, et on faisait force; la balle sortait et allait rejoindre la collection spé ciale. On vidait la douille de la poudre (il s'agissait parfois de fines lamelles de balistite), qu'on disposait ensuite en des formes serpentines, à quoi on mettait le feu. La douille, d'autant plus prisé e si l'amorce é tait intacte, venait enrichir l'Armé e. Le bon collectionneur en avait beaucoup, et les alignait selon leur facture, leur couleur, leur forme et hauteur. Il y avait les divisions de fantassins, les douilles du mitra et du sten, fusils mitrailleurs, puis les porte‑ é tendards et les chevaliers – mousqueton à baï onnette, fusil quatre‑ vingt‑ onze (le Garand à ré pé tition nous le verrions seulement avec les Amé ricains) – et, aspiration suprê me, grands maî tres dominateurs, les douilles de mitrailleuse.
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