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FILENAME : ABOU 7 страница



– Certes, ils é taient singuliers, ré suma Belbo. Mais vous, Casaubon, vous les aimez?

– Moi j'en fais ma thè se, quelqu'un qui fait sa thè se sur la syphilis finit mê me par aimer le spirochè te pâ le.

– Beau comme un film, dit Dolorè s. Mais à pré sent il faut que je m'en aille, je regrette, je dois roné oter des tracts pour demain matin. On fait les piquets de grè ve à l'usine Marelli.

– Tu en as de la chance toi qui peux te le permettre », dit Belbo. Il leva pé niblement une main, lui caressa les cheveux. Il commanda, dit‑ il, le dernier whisky. « Il est presque minuit, observa‑ t‑ il. Je ne le dis pas pour les humains, mais pour Diotallevi. Cependant, finissons l'histoire, je veux savoir pour le procè s. Quand, comment, pourquoi...

– Cur, quomodo, quando, acquiesç a Diotallevi. Oui, oui. »

 

– 14 –

Il affirma qu'il avait vu, la veille, de ses yeux, conduire en voiture cinquante‑ quatre frè res dudit Ordre pour ê tre brû lé s, parce qu'ils n'avaient pas voulu avouer les erreurs susdites, qu'il avait entendu dire qu'ils avaient é té brû lé s, et que lui‑ mê me, craignant de ne pas offrir une bonne ré sistance s'il é tait brû lé, avouerait et dé poserait sous serment, par crainte de la mort, en pré sence desdits seigneurs commissaires et en pré sence de n'importe qui, s'il é tait interrogé, que toutes les erreurs imputé es à l'Ordre é taient vraies et qu'il avouerait mê me avoir tué le Seigneur si on le lui demandait.

Dé position d'Aimery de Villiers‑ le‑ Duc, 13 mai 1310.

Un procè s plein de silences, de contradictions, d'é nigmes et de stupidité s. Les stupidité s é taient les plus voyantes, et, dans leur incompré hensibilité mê me, coï ncidaient en rè gle gé né rale avec les é nigmes. En ces jours heureux, je croyais que la stupidité cré ait de l'é nigme. L'autre soir, dans le pé riscope, je pensais que les é nigmes les plus terribles, pour ne pas se ré vé ler comme telles, prennent l'apparence de la folie. Mais à pré sent je pense que le monde est une é nigme bienveillante, que notre folie rend terrible car elle pré tend l'interpré ter selon sa propre vé rité.

 

Les Templiers é taient resté s sans but. Autrement dit, ils avaient transformé les moyens en but, ils administraient leur immense richesse. Normal qu'un monarque centralisateur comme Philippe le Bel les vî t d'un mauvais oeil. Comment pouvait‑ on tenir sous contrô le un ordre souverain? Le grand maî tre avait le rang d'un prince du sang, il commandait une armé e, il administrait un patrimoine foncier gigantesque, il é tait é lu comme l'empereur, et il avait une autorité absolue. Le tré sor franç ais n'é tait pas dans les mains du roi, mais il é tait gardé dans le Temple de Paris. Les Templiers é taient les dé positaires, les procureurs, les administrateurs d'un compte courant mis formellement au nom du roi. Ils encaissaient, payaient, jouaient sur les inté rê ts, se comportaient en grande banque privé e, mais avec tous les privilè ges et les franchises d'une banque d'É tat... Et le tré sorier du roi é tait un Templier. Peut‑ on ré gner dans ces conditions‑ là ?

Si tu ne peux pas les battre, unis‑ toi à eux. Philippe demanda d'ê tre fait Templier honoraire. Ré ponse né gative. Offense dont un roi se souvient sans avoir à faire un nœ ud à son mouchoir. Alors il suggé ra au pape de fusionner Templiers et Hospitaliers et de mettre le nouvel ordre sous le contrô le d'un de ses fils. Le grand maî tre du Temple, Jacques de Molay, arriva en grande pompe de Chypre, où dé sormais il ré sidait ainsi qu'un monarque en exil, et il pré senta au pape un mé moire où il feignait d'analvser les avantages, mais en ré alité il mettait en relief les dé savantages, de la fusion. Sans pudeur, Molay observait, entre autres, que les Templiers é taient plus riches que les Hospitaliers, et que la fusion eû t appauvri les uns pour enrichir les autres, ce qui aurait é té un grave pré judice pour les â mes de ses chevaliers. Molay emporta cette premiè re manche de la partie qui commenç ait, le dossier fut archivé.

Il ne restait que la calomnie, et là le roi avait beau jeu. Des bruits, sur les Templiers, il en circulait depuis longtemps dé jà. Comment devaient apparaî tre ces « coloniaux » aux bons Franç ais qui les voyaient autour d'eux en train de recueillir des dî mes sans rien donner en é change, pas mê me – dé sormais – leur sang de gardiens du Saint Sé pulcre? Des Franç ais, eux aussi, mais pas tout à fait, presque des pieds‑ noirs, autrement dit, comme on les appelait alors, des poulains. Ils allaient peut‑ ê tre jusqu'à afficher des habitudes exotiques, qui sait si entre eux ils ne parlaient pas la langue des Maures auxquels ils é taient accoutumé s. C'é taient des moines, mais ils offraient le spectacle public de leurs usages rudes et gaillards, et dé jà des anné es auparavant le pape Innocent III avait é té amené à é crire une bulle De insolentia Templariorum. Ils avaient fait vœ u de pauvreté, mais ils se pré sentaient avec le faste d'une caste aristocratique, l'avidité des nouvelles classes mercantiles, l'effronterie d'un corps de mousquetaires.

Il en faut peu pour passer aux rumeurs: homosexuels, hé ré tiques, idolâ tres qui adorent une tê te barbue dont on ignore la provenance, mais elle ne vient certes pas du panthé on des bons croyants; peut‑ ê tre partagent‑ ils les secrets des Ismaï liens, ont‑ ils commerce avec les Assassins du Vieux de la Montagne. Philippe et ses conseillers tirè rent en quelque sorte parti de ces racontars.

Dans l'ombre de Philippe agissent ses â mes damné es, Marigny et Nogaret. Marigny est celui qui, à la fin, mettra la main sur le tré sor du Temple et l'administrera pour le compte du roi, en attendant qu'il passe aux Hospitaliers, et on ne sait pas trop clairement qui jouirait des inté rê ts. Nogaret, garde des sceaux du roi, avait é té en 1303 le stratè ge de l'incident d'Anagni, quand Sciarra Colonna flanqua des gifles à Boniface VIII: et le pape en é tait mort d'humiliation, en l'espace d'un mois.

A un moment donné entre en scè ne certain Esquieu de Floyran. Il semble que, en prison pour des crimes impré cisé s et au bord de la condamnation à la peine capitale, il rencontre un Templier rené gat dans sa cellule, lui aussi en attente de la hart, et qu'il en recueille des confessions terribles. Floyran, en é change de la vie sauve et d'une bonne somme, vend tout ce qu'il sait. Ce qu'il sait et ce que maintenant tout le monde murmure. Mais voilà qu'on est passé des murmures à la dé position en instruction. Le roi communique les sensationnelles ré vé lations de Floyran au pape, qui est à pré sent Clé ment V, celui qui a transporté le siè ge de la papauté à Avignon. Le pape y croit et n'y croit pas, et puis il sait qu'il n'est pas aisé de mettre le nez dans les affaires du Temple. Mais en 1307, il consent à ouvrir une enquê te officielle. Molay en est informé, mais il se dé clare tranquille. Il continue à participer, à cô té du roi, aux cé ré monies officielles, prince entre les princes. Clé ment V fait durer les choses, le roi soupç onne que le pape veut donner aux Templiers le temps de s'é clipser. Rien de plus faux, les Templiers boivent et jurent dans leurs commanderies sans rien savoir de tout ce qui se trame. Et c'est la premiè re é nigme.

Le 14 septembre 1307, le roi envoie des messages scellé s à tous les baillis et les sé né chaux du royaume, ordonnant l'arrestation en masse des Templiers et la confiscation de leurs biens. Entre l'envoi de l'ordre et l'arrestation, qui a lieu le 13 octobre, un mois s'é coule. Les Templiers ne soupç onnent rien. Le matin de l'arrestation, ils tombent tous dans le filet et – autre é nigme – ils se rendent sans coup fé rir. Et il faut noter que, au cours des jours qui ont pré cé dé, les officiers du roi, pour ê tre sû rs que rien ne serait soustrait à la confiscation, avaient fait une maniè re de recensement du patrimoine du Temple, sur tout le territoire national, avec des excuses administratives pué riles. Et les Templiers rien, je vous en prie, bailli, entrez, regardez où vous voulez, faites comme chez vous.

Le pape, en apprenant l'arrestation, tente de protester, mais il est trop tard. Les commissaires royaux ont dé jà commencé à les travailler de fer et de corde, et de nombreux chevaliers, sous la torture, se sont mis à avouer. A ce point, on ne peut que les passer aux inquisiteurs, qui n'utilisent pas encore le feu, mais il n'en faut pas tant. Ceux qui ont avoué confirment.

Et c'est là le troisiè me mystè re: il est vrai qu'il y a eu torture, et vigoureuse, si trente‑ six chevaliers en meurent, mais parmi ces hommes de fer, habitué s à tenir tê te au Turc cruel, aucun ne tient tê te aux baillis. A Paris, seuls quatre chevaliers sur cent trente‑ huit refusent d'avouer. Les autres avouent tous, y compris Jacques de Molay.

« Mais qu'avouent‑ ils? demanda Belbo.

– Ils avouent exactement ce qui é tait dé jà é crit dans l'ordre d'arrestation. Avec de trè s rares variantes dans les dé positions, du moins en France et en Italie. Par contre, en Angleterre, où personne ne veut vraiment les poursuivre en justice, dans les dé positions apparaissent les accusations canoniques, mais attribué es à des té moins é trangers à l'Ordre, qui ne parlent que par ouï ‑ dire. Bref, les Templiers avouent seulement là où l'on veut qu'ils avouent et seulement ce qu'on veut qu'ils avouent.

– Procè s inquisitorial normal. On en a vu d'autres, observa Belbo.

– Et pourtant le comportement des accusé s est bizarre. Les chefs d'accusation sont que les chevaliers, pendant leurs rites d'initiation, reniaient trois fois le Christ, crachaient sur le crucifix, é taient mis à nu et recevaient un baiser in posteriori parte spine dorsi, c'est‑ à ‑ dire sur le derriè re, sur le nombril et puis sur la bouche, in humane dignitatis opprobrium; enfin ils s'adonnaient au concubinat ré ciproque, dit le texte, l'un avec l'autre. L'orgie. Ensuite, on leur montrait la tê te d'une idole barbue, et ils devaient l'adorer. Or, que ré pondent les accusé s quand ils sont mis devant ces notifications? Geoffroy de Charnay, celui qui par la suite mourra sur le bû cher avec Molay, dit que oui, que ç a lui est arrivé, il a renié le Christ, mais avec la bouche, pas avec le cœ ur, et il ne se rappelle pas s'il a craché sur le crucifix parce que ce soir‑ là on é tait pressé. Quant au baiser sur le derriè re, cela lui est arrivé aussi, et il a entendu le pré cepteur d'Auvergne dire qu'au fond il valait mieux s'unir avec les frè res que se compromettre avec une femme, mais lui n'a cependant jamais commis de pé ché s charnels avec d'autres chevaliers. Par consé quent, oui, mais c'é tait presque un jeu, personne n'y prê tait vraiment foi, les autres le faisaient, moi pas, j'en é tais par é ducation. Jacques de Molay, le grand maî tre, non le dernier de la bande, dit que quand on lui a donné le crucifix pour cracher dessus, lui il a fait semblant et il a craché par terre. Il admet que les cé ré monies d'initiation é taient de ce genre là, mais – pur hasard! – il ne saurait le dire avec exactitude parce que lui, au cours de sa carriè re, il avait initié trè s peu de frè res. Un autre dit qu'il a donné un baiser au maî tre, mais pas sur le cul, seulement sur la bouche, cependant le maî tre l'avait embrassé lui sur le cul. Certains avouent plus qu'il n'est né cessaire, non seulement ils reniaient le Christ mais ils affirmaient que c'é tait un criminel, ils niaient la virginité de Marie, sur le crucifix ils y avaient mê me uriné, non seulement le jour de leur initiation, mais aussi pendant la Semaine sainte, ils ne croyaient pas aux sacrements, ils ne se limitaient pas à adorer le Baphomet, ils allaient jusqu'à adorer le diable sous la forme d'un chat... »

Aussi grotesque, encore que moins incroyable, le ballet qui dé bute à ce moment‑ là entre le roi et le pape. Le pape veut prendre l'affaire en main, le roi pré fè re mener à terme tout seul le procè s, le pape voudrait supprimer l'Ordre seulement de faç on provisoire, en condamnant les coupables, et puis en le restaurant dans sa pureté premiè re, le roi veut que le scandale fasse tache d'huile, que le procè s compromette l'Ordre dans son ensemble et le conduise au dé membrement dé finitif, politique et religieux, certes, mais surtout financier.

A un moment donné apparaî t un document qui est un chef‑ d'œ uvre. Des maî tres en thé ologie é tablissent qu'on ne doit pas octroyer de dé fenseur aux condamné s, pour empê cher qu'ils ne se ré tractent: vu qu'ils ont avoué, il n'est mê me pas besoin d'instruire un procè s, le roi doit procé der d'office, on fait un procè s quand le cas est douteux, et ici il n'y a pas l'ombre d'un doute. « Pourquoi alors leur donner un dé fenseur si ce n'est pour dé fendre leurs erreurs avoué es, é tant donné que l'é vidence des faits rend le crime notoire? »

Mais comme il y a risque que le procè s é chappe au roi et passe dans les mains du pape, le roi et Nogaret mettent sur pied une affaire retentissante où trempe l'é vê que de Troyes, accusé de sorcellerie sur dé lation d'un mysté rieux agitateur, certain Noffo Dei. Par la suite, on dé couvrira que Dei avait menti – et il sera pendu – mais en attendant sur le pauvre é vê que se sont dé versé es des accusations publiques de sodomie, sacrilè ge, usure. Pré cisé ment les fautes des Templiers. Peut‑ ê tre le roi veut‑ il montrer aux fils de France que l'É glise n'a pas le droit de juger les Templiers, car elle n'est pas exempte de leurs taches, ou bien il lance simplement un avertissement au pape. C'est une sombre histoire, un jeu de polices et de services secrets, d'infiltrations et de dé lations... Le pape est au pied du mur et consent à interroger soixante‑ douze Templiers, lesquels confirment les aveux rendus sous la torture. Cependant le pape tient compte de leur repentir et joue la carte de l'abjuration, pour pouvoir leur pardonner.

Mais là, il se produit quelque chose d'autre – qui constituait un point à ré soudre pour ma thè se, et j'é tais dé chiré entre deux sources contradictoires: le pape n'avait pas plus tô t obtenu, et avec peine, et enfin, la garde des chevaliers, qu'aussitô t il les restituait au roi. Je n'ai jamais compris ce qui s'é tait passé. Molay ré tracte ses aveux, Clé ment lui offre l'occasion de se dé fendre et lui envoie trois cardinaux pour l'interroger, Molay, le 26 novembre 1309, prend dé daigneuse dé fense de l'Ordre et de sa pureté, allant jusqu'à menacer les accusateurs, puis un envoyé du roi l'approche, Guillaume de Plaisans, qu'il croit ami, il reç oit quelques obscurs conseils et le 28 du mê me mois il fait une dé position trè s timide et vague, il dit qu'il est un chevalier pauvre et sans culture, et il se limite à é numé rer les mé rites (dé sormais bien lointains) du Temple, les aumô nes qu'il a faites, le tribut de sang donné en Terre sainte et ainsi de suite. Par‑ dessus le marché arrive Nogaret, qui raconte comment le Temple a eu des contacts, plus qu'amicaux, avec Saladin: on en vient à l'insinuation d'un crime de haute trahison. Les justifications de Molay sont affligeantes, dans cette dé position; l'homme, maintenant é prouvé par deux ans de prison, a l'air d'une loque, mais loque il é tait apparu mê me tout de suite aprè s son arrestation. A une troisiè me dé position, en mars de l'anné e suivante, Molay adopte une autre straté gie: il ne parlera que devant le pape.

Coup de thé â tre, et cette fois on passe au drame é pique. En avril 1310, cinq cent cinquante Templiers demandent d'ê tre entendus pour la dé fense de l'Ordre, ils dé noncent les tortures auxquelles avaient é té soumis ceux qui ont avoué, ils nient et dé montrent que toutes les accusations é taient inconcevables. Mais le roi et Nogaret connaissent leur mé tier. Certains Templiers se ré tractent? Encore mieux: ils doivent donc ê tre considé ré s comme ré cidivistes et parjures, autrement dit relapsi – terrible accusation en ces temps‑ là – parce qu'ils nient avec arrogance ce qu'ils avaient d'abord admis. On peut à la rigueur pardonner qui avoue et se repent, mais pas celui qui ne se repent pas parce qu'il ré tracte ses aveux et dit, en se parjurant, n'avoir rien dont il doive se repentir. Cinquante‑ quatre ré tractations d'accusé s, autant de condamnations à mort de parjures.

Il est facile de penser à la ré action psychologique des autres Templiers arrê té s. Qui avoue reste vivant en prison, et qui vivra verra. Qui n'avoue pas, ou, pis, se ré tracte, va sur le bû cher. Les cinq cents qui se sont ré tracté s et sont encore en vie ré tractent leur ré tractation.

Les repentis avaient fait un bon calcul, parce qu'en 1312, ceux qui n'avaient pas avoué furent condamné s à la prison perpé tuelle tandis que ceux qui avaient avoué furent pardonné s. Ce n'est pas un massacre qui inté ressait Philippe, il voulait seulement dé membrer l'Ordre. Les chevaliers libé ré s, dé sormais dé truits dans leur corps et dans leur esprit aprè s quatre ou cinq ans de prison, refluent en silence dans d'autres ordres, ils veulent seulement qu'on les oublie, et cette disparition, cet effacement pè seront longtemps sur la lé gende de la survivance clandestine de l'Ordre.

Molay continue à demander d'ê tre entendu par le pape. Clé ment ordonne un concile à Vienne, en 1311, mais il ne convoque pas Molay. Il enté rine la suppression de l'Ordre et en assigne les biens aux Hospitaliers, mê me si pour le moment c'est le roi qui les administre.

Il s'é coule encore trois anné es, à la fin on parvient à un accord avec le pape, et le 19 mars 1314, sur le parvis de Notre‑ Dame, Molay se voit condamné à perpé tuité. En é coutant cette sentence, Molay a un sursaut de dignité. Il avait attendu que le pape lui permî t de se disculper, il se sent trahi. Il sait trè s bien que s'il se ré tracte encore une fois, il sera lui aussi parjure et ré cidiviste. Qu'advient‑ il dans son cœ ur, aprè s sept anné es passé es dans l'attente d'un jugement? Retrouve‑ t‑ il le courage de ses aî né s? Dé cide‑ t‑ il que, dé truit maintenant, avec la perspective de finir ses jours muré vif et dé shonoré, autant vaut affronter une belle mort? Il proteste de son innocence et de l'innocence de ses frè res. Les Templiers n'ont commis qu'un crime, dit‑ il: par lâ cheté ils ont trahi le Temple. Lui ne marche pas.

Nogaret se frotte les mains: à crime public, condamnation publique, et dé finitive, avec procé dure d'urgence. Mê me comportement que Molay chez le pré cepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay. Le roi dé cide dans la journé e mê me: on é rige un bû cher à la pointe de l'î le de la Cité. Au coucher du soleil, Molay et Charnay sont brû lé s.

La tradition veut que le grand maî tre, avant de mourir, ait prophé tisé la ruine de ses persé cuteurs. En effet, le pape, le roi et Nogaret mourront dans l'anné e. Quant à Marigny, aprè s la disparition du roi, il sera soupç onné de malversations. Ses ennemis l'accuseront de sorcellerie et le feront pendre. Beaucoup commencent à penser à Molay comme à un martyr. Dante se fera l'é cho de l'indignation nombreuse pour la persé cution des Templiers.

Ici finit l'histoire et commence la lé gende. Un de ses chapitres veut qu'un inconnu, le jour où Louis XVI est guillotiné, monte sur l'é chafaud et crie: « Jacques de Molay, tu as é té vengé ! »

 

Voilà plus ou moins l'histoire que, interrompu à chaque instant, je racontai ce soir‑ là chez Pilade.

Belbo me demandait: « Mais ê tes‑ vous bien sû r de n'avoir pas lu tout ç a chez Orwell ou chez Koestler? » Ou bien: « Allons donc, c'est pas l'affaire... comment s'appelle cette affaire de la Ré volution culturelle?... » Alors Diotallevi intervenait, sentencieux, chaque fois: « Historia magistra vitae. » Belbo lui disait: « Voyons, un kabbaliste ne croit pas à l'histoire. » Et lui, invariablement: « Justement, tout se ré pè te en cercle, l'histoire est une é cole de vie parce qu'elle nous enseigne qu'elle n'existe pas. Mais l'important ce sont les permutations. »

« Mais en somme, dit Belbo à la fin, qui é taient les Templiers? D'abord, vous nous les avez pré senté s comme des sergents d'un film de John Ford, puis comme des malpropres, ensuite comme les chevaliers d'une miniature, puis encore comme des banquiers de Dieu qui se concoctaient leurs bien louches affaires, puis encore comme une armé e en dé route, et puis comme des adeptes d'une secte lucifé rienne, enfin comme des martyrs de la libre pensé e... Qui é taient‑ ils?

– Il doit bien y avoir une raison pour laquelle ils sont devenus un mythe. Ils é taient probablement toutes ces choses à la fois. Qu'est‑ ce qu'a é té l'É glise catholique, pourrait se demander un historien martien du troisiè me millé naire, ceux qui se faisaient manger par les lions ou ceux qui trucidaient les hé ré tiques? Tout ç a à la fois.

– Mais à la fin, ces choses, ils les ont faites ou pas?

– Le plus amusant c'est que leurs disciples, je veux dire les né otemplaristes d'é poques diffé rentes, disent que oui. Les justifications sont nombreuses. Premiè re thè se, il s'agissait de rites goliardiques: tu veux devenir Templier, montre que tu as une paire de couilles comme ç a, crache sur le crucifix et voyons un peu si Dieu te foudroie, dè s lors que tu entres dans cette milice tu dois te livrer poings et pieds lié s aux frè res, fais‑ toi donner un baiser au cul. Deuxiè me thè se, on les invitait à renier le Christ pour voir comment ils s'en tireraient quand les Sarrasins les prendraient. Explication idiote, parce qu'on n'apprend pas à quelqu'un à ré sister à la torture en lui faisant faire, fû t‑ ce symboliquement, ce que le tourmenteur lui demandera. Troisiè me thè se: en Orient les Templiers é taient entré s en contact avec les hé ré tiques maniché ens qui mé prisaient la croix, car c'é tait l'instrument de la torture du Seigneur, et ils prê chaient qu'il faut renoncer au monde et dé courager le mariage et la procré ation. Vieille idé e, typique de nombreuses hé ré sies des premiers siè cles, qui passera aux Cathares – et il existe toute une tradition qui veut les Templiers impré gné s de catharisme. On comprendrait alors le pourquoi de la sodomie, mê me purement symbolique. Supposons que les chevaliers soient entré s en contact avec ces hé ré tiques: ils n'é taient certes pas des intellectuels, un peu par ingé nuité, un peu par snobisme et par esprit de corps, ils se cré ent un folklore bien à eux, qui les distingue des autres croisé s. Ils pratiquent des rites comme des gestes de reconnaissance, sans s'inquié ter de ce qu'ils signifient.

– Mais le fameux Baphomet?

– Voyez‑ vous, dans nombre de dé positions on parle d'une figura Baffometi, mais il pourrait s'agir d'une erreur du premier scribe et, si les procè s‑ verbaux sont manipulé s, la premiè re erreur se serait reproduite dans tous les documents. Dans d'autres cas, on a parlé de Mahomet (istud caput vester deus est, et vester Mahumet), ce qui voudrait dire que les Templiers avaient cré é une liturgie syncré tiste à eux. Dans certaines dé positions, on dit aussi qu'ils furent invité s à invoquer " yalla ", qui devait ê tre Allah. Mais les musulmans ne vé né raient pas d'images de Mahomet, et alors par qui donc auraient é té influencé s les Templiers? Les dé positions racontent que beaucoup ont vu ces tê tes, parfois au lieu d'une tê te c'est une idole entiè re, en bois, avec les cheveux cré pus, couverte d'or, et elle a toujours une barbe. Il semble que les enquê teurs trouvent ces tê tes et les montrent à ceux qu'on soumet à l'enquê te, mais au bout du compte, des tê tes il n'en reste pas trace, tous les ont vues, personne ne les a vues. Comme l'histoire du chat: qui l'a vu gris, qui l'a vu roux, qui l'a vu noir. Mais imaginez un interrogatoire avec le fer chauffé au rouge: tu as vu un chat pendant l'initiation? Et comment donc, une ferme templiè re, avec toutes les ré coltes à sauver des rats, devait ê tre remplie de chats. En ces temps‑ là, en Europe, le chat n'é tait pas trè s commun en tant qu'animal domestique, tandis qu'en Egypte si. Qui sait, les Templiers avaient peut‑ ê tre des chats sous leur propre toit, contre les usages des braves gens, qui les considé raient comme des animaux suspects. Et il en va ainsi pour la tê te de Baphomet, peut‑ ê tre é taient‑ ce des reliquaires en forme de tê te, on en utilisait à l'é poque. Naturellement, il y a ceux qui soutiennent que le Baphomet é tait une figure alchimique.

– L'alchimie y est toujours pour quelque chose, dit Diotallevi avec conviction, il est probable que les Templiers connaissaient le secret de la fabrication de l'or.

– Bien sû r qu'ils le connaissaient, dit Belbo. On attaque une cité sarrasine, on é gorge femmes et enfants, on rafle tout ce qui tombe sous la main. La vé rité, c'est que toute cette histoire est un grand bordel.

– Et ils avaient peut‑ ê tre un bordel dans la tê te, vous comprenez, que leur importaient les dé bats doctrinaux? L'Histoire est pleine de ces corps d'é lite qui cré ent leur style, un peu fier‑ à ‑ bras, un peu mystique, eux‑ mê mes ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Naturellement, il y a aussi l'interpré tation é soté rique, ils é taient parfaitement au courant de tout, en adeptes des mystè res orientaux, et mê me le baiser sur le cul avait une signification initiatique.



  

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