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FILENAME : ABOU 6 страница



– Je hais l'esprit des Lumiè res, dit Diotallevi. En tout cas, Macaire ou Simé on, il y avait un stylite grouillant de vers comme je le dis, mais je ne suis pas une autorité en la matiè re parce que je ne m'occupe pas des folies des gentils.

– Ils é taient propres, tes rabbins de Gé rone, dit Belbo.

– Ils vivaient dans des bouges dé goû tants parce que vous, les gentils, les parquiez dans le ghetto. Les Templiers, par contre, se souillaient par goû t.

– Ne dramatisons pas, dis‑ je. Avez‑ vous jamais vu un peloton de jeunes recrues aprè s une marche? Mais je vous ai raconté ces choses pour vous faire comprendre les contradictions du Templier. Il doit ê tre mystique, ascé tique, ne pas manger, ne pas boire, ne pas baiser, mais il parcourt le dé sert, coupe la tê te des ennemis du Christ, plus il en coupe plus il gagne de coupons pour le paradis, il pue, devient hirsute à chaque jour qui passe, et puis Bernard pré tendait qu'aprè s avoir conquis une ville il ne se jette pas sur quelque fillette ou petite vieille n'importe, et que dans les nuits sans lune, quand le fameux simoun souffle sur le dé sert, son compagnon d'armes favori ne lui rende pas quelque petit service. Comment faire pour ê tre moine et spadassin, vous é tripez et ré citez l'ave maria, vous ne devez pas regarder en face votre cousine et puis vous entrez dans une ville, aprè s des jours de siè ge, les autres croisé s tringlent la femme du calife sous vos yeux, des Sulamites merveilleuses ouvrent leur corset et disent prends‑ moi prends‑ moi mais laisse‑ moi la vie... Et le Templier non, il devrait rester raide, puant, hirsute comme le voulait saint Bernard, et ré citer complies... D'ailleurs, il suffit de lire les Retraits...

– Qu'est‑ ce que c'é tait?

– Des statuts de l'Ordre, une ré daction assez tardive, disons de l'é poque où l'Ordre est dé jà en pantoufles. Il n'y a rien de pire qu'une armé e qui s'ennuie parce que la guerre est finie. Par exemple, à un moment donné, on prohibe les rixes, les blessures infligé es à un chré tien par vengeance, le commerce avec une femme, la calomnie de son frè re. On ne doit pas perdre un esclave, se mettre en colè re et dire " je m'en irai chez les Sarrasins! ", é garer un cheval par incurie, faire don d'un animal à l'exception de chiens et de chats, partir sans permission, briser le sceau du maî tre, quitter la commanderie de nuit, prê ter de l'argent de l'Ordre sans autorisation, jeter, de rage, son habit par terre.

– D'un systè me d'interdits on peut comprendre ce que les gens font d'habitude, dit Belbo, et on peut en tirer des é bauches de vie quotidienne.

– Considé rons, dit Diotallevi, un Templier, irrité pour qui sait ce que ses frè res lui avaient dit ou fait ce soir‑ là, sortant de nuit sans permission, à cheval, avec un joli petit Sarrasin pour escorte et trois chapons pendus à la selle: il se rend chez une fille de mœ urs indé centes et, lui laissant les chapons en hoirie, il en tire occasion d'illicite dé duit... Puis, pendant la ribote, le petit Maure s'enfuit avec le cheval et notre Templier, plus sale de sueur et hirsute que de coutume, revient à la maison la queue entre les jambes et, cherchant à ne pas se faire voir, il refile de l'argent (du Temple) à l'habituel usurier juif qui attend tel un vautour sur son tabouret...

– Tu l'as dit, Caï phe, observa Belbo.

– Allons, allons, on avance par sté ré otypes. Le Templier cherche à ré cupé rer sinon le Maure, du moins un semblant de cheval. Mais un co‑ Templier s'aperç oit de la trouvaille ingé nieuse et, le soir venu (on le sait, dans ces communauté s l'envie est à demeure), quand arrive la viande dans la satisfaction gé né rale, il fait de lourdes allusions. Le capitaine est pris de soupç ons, le suspect s'embrouille, rougit, dé gaine son poignard et se jette sur son compè re...

– Sur son sycophante.

– Sur son sycophante, bien dit, il se jette sur le misé rable, lui balafrant le visage. L'autre met la main à son é pé e, ils se rentrent indignement dans le mou, le capitaine tente de les calmer à coups de plats, les frè res ricanent...

– Buvant et jurant comme des Templiers... dit Belbo.

– Sacré dié, nom de Dieu, tudieu, vingt dieux, sang de Dieu! dramatisai‑ je.

– Sans nul doute, notre Templier s'altè re, il se... comment diable fait un Templier quand il s'altè re?

– Il devient rouge jusqu'aux oreilles, suggé ra Belbo.

– Voilà, comme tu dis, il devient rouge, ô te son habit et le jette par terre...

– " Vous pouvez le garder ce froc de merde, vous et votre Temple de malheur! " proposai‑ je. Bien mieux, il donne un coup d'é pé e au sceau, le brise et crie que lui il s'en va avec les Sarrasins.

– Il a violé au moins huit pré ceptes d'un seul coup. »

Afin de mieux illustrer ma thè se, je conclus: « Vous les imaginez, des types comme ç a, qui disent moi je m'en vais avec les Sarrasins, le jour où le bailli du roi les arrê te et leur fait voir les fers chauffé s au rouge? Parle fé lon, dis que vous vous l'enfiliez dans le derriè re! Nous? Mais moi, vos tenailles me font rire, vous ne savez pas de quoi est capable un Templier, moi je vous l'enfile dans votre derriè re à vous, au pape, et, s'il me tombe sous la main, au roi Philippe soi‑ mê me!

– Il a avoué, il a avoué ! Ç a s'est passé comme ç a, dit Belbo. Et hop! dans les cachots, chaque jour une couche d'huile, pour qu'il grille mieux, à la fin.

– Comme des enfants, conclut Diotallevi. »

Nous fû mes interrompus par une jeune fille, pré sentant une envie de fraise sur le nez et qui avait des feuillets à la main. Elle nous demanda si nous avions dé jà signé pour les camarades argentins arrê té s. Belbo signa aussitô t, sans regarder la feuille. « Dans tous les cas, ils vivent plus mal que moi », dit‑ il à Diotallevi qui le regardait d'un air é garé. Puis il s'adressa à la fille: « Lui, il ne peut pas signer, il appartient à une minorité indienne qui interdit d'é crire son propre nom. Beaucoup d'entre eux sont en prison parce que le gouvernement les persé cute. » La fille fixa Diotallevi avec compassion et me passa la feuille à moi. Diotallevi se dé tendit.

« Qui sont‑ ils?

– Comment qui sont‑ ils? Des camarades argentins.

– Oui, mais de quel groupe?

– Tacuara, non?

– Mais les Tacuara sont fascistes, hasardai‑ je, d'aprè s ce que j'en savais.

– Fasciste », me siffla la fille pleine de ressentiment. Et elle s'en alla.

 

 

« Mais en somme, ces Templiers é taient des pauvres types alors? demanda Diotallevi.

– Non, dis‑ je, c'est ma faute, je cherchais à donner plus de nerf à l'histoire. Ce que nous avons dit concerne la troupe, mais dè s le dé but l'Ordre avait reç u d'immenses donations et peu à peu il avait construit des commanderies dans toute l'Europe. Pensez qu'Alphonse d'Aragon lui fait cadeau d'une ré gion entiè re, mieux: il le couche sur son testament et lui laisse son royaume au cas où il devrait mourir sans hé ritiers. Les Templiers ne s'y fient pas et font une transaction, comme pour dire peu de ces maudits machins et aboulez tout de suite, mais ces peu de maudits machins sont une demi‑ douzaine de forteresses en Espagne. Le roi du Portugal lui donne une forê t, et vu qu'elle é tait encore occupé e par les Sarrasins, les Templiers se jettent à l'assaut, chassent les Maures, puis, un exemple en passant, ils fondent Coï mbre. Et ce ne sont que des é pisodes. En somme, une partie combat en Palestine, mais le gros de l'Ordre s'é tend en mé tropole. Et qu'arrive‑ t‑ il? Que si quelqu'un doit aller en Palestine et qu'il a besoin d'argent, et qu'il ne veut pas se risquer à voyager avec des bijoux et de l'or, il fait un versement aux Templiers en France, ou en Espagne, ou en Italie, il reç oit un bon, et il encaisse en Orient.

– C'est la lettre de cré dit, dit Belbo.

– Bien sû r, ils ont inventé le chè que, et avant les banquiers florentins. Donc vous comprenez, entre donations, conquê tes à main armé e et provisions sur les opé rations financiè res, les Templiers deviennent une multinationale. Pour diriger une entreprise de ce genre, il fallait des gens avec la tê te sur les é paules. Des gens qui ré ussissent à convaincre Innocent II de leur accorder des privilè ges exceptionnels: l'Ordre peut garder pour lui tout le butin de guerre, et partout où il a des biens, il n'en ré pond ni au roi, ni aux é vê ques, ni au patriarche de Jé rusalem, mais seulement au pape. Exempté s en tout lieu des dî mes, ils ont droit de les imposer eux‑ mê mes sur les terres qu'ils contrô lent... Bref, c'est une entreprise toujours en actif où personne ne peut fourrer le nez. On comprend pourquoi ils sont mal vus par é vê ques et souverains, sans toutefois qu'on puisse se passer d'eux Les croisé s sont brouillons, des gens qui partent sans savoir où ils vont et ce qu'ils vont trouver; les Templiers, par contre, sont chez eux dans ces contré es, ils savent comment traiter avec l'ennemi, ils connaissent le terrain et l'art militaire. L'Ordre des Templiers est une chose sé rieuse, mê me s'il s'appuie sur les rodomontades de ses troupes de choc.

– Mais é taient‑ ce des rodomontades? demanda Diotallevi.

– Souvent, oui; encore une fois on est stupé fait du dé calage entre leur savoir politique et administratif, et leur style bé ret rouge: ils ne manquent pas d'estomac, à dé faut de cervelle. Prenons l'histoire d'Ascalon...

– Prenons‑ la », dit Belbo, qui s'é tait distrait pour saluer avec ostentatoire luxure une certaine Dolorè s.

Laquelle s'assit à cô té de nous en disant: « Je veux entendre l'histoire d'Ascalon, je veux l'entendre.

– Donc, un jour le roi de France, l'empereur allemand, Baudouin III de Jé rusalem et les deux grands maî tres des Templiers et des Hospitaliers dé cident d'assié ger Ascalon. Ils partent tous pour l'assaut, le roi, la cour, le patriarche, les prê tres avec les croix et les é tendards, les archevê ques de Tyr, de Nazareth, de Cé saré e, bref, une grande fê te, avec les tentes dressé es devant la ville ennemie, et les oriflammes, les grands pavois, les tambours... Ascalon é tait dé fendue par cent cinquante tours et ses habitants s'é taient pré paré s depuis longtemps au siè ge, chaque maison é tait percé e de meurtriè res, comme autant de forteresses dans la forteresse. A mon avis, les Templiers, qui é taient si forts, ces choses‑ là ils auraient dû les savoir. Mais pas du tout, ils s'excitent tous, se bâ tissent des tortues et des tours en bois, vous savez ces constructions à roues qu'on pousse sous les murailles ennemies, et lancent du feu, des pierres, des flè ches, alors que de loin les catapultes bombardent avec des blocs de roc... Les Ascalonites cherchent à incendier les tours, le vent leur est dé favorable, les flammes s'attaquent aux murailles, qui, au moins en un point, s'é croulent. La brè che! Alors tous les assié geants s'y jettent comme un seul homme, et il arrive une chose é trange. Le grand maî tre des Templiers fait faire barrage, de maniè re que dans la ville n'entrent que les siens. Les malveillants disent qu'il agit ainsi afin que la mise à sac enrichisse uniquement les Templiers, les bienveillants suggè rent que, craignant un guet‑ apens, il voulait envoyer ses braves en reconnaissance. Dans tous les cas, je ne lui confierais pas la direction d'une é cole de guerre: quarante Templiers parcourent toute la ville à cent quatre‑ vingts à l'heure, se lancent contre le mur d'enceinte du cô té opposé, freinent dans un grand nuage de poussiè re, se regardent dans les yeux, se demandent ce qu'ils font ici, rebroussent chemin et dé filent à tombeau ouvert au milieu des Maures qui, par les fenê tres, les criblent de pierres et de viretons, les massacrent tous y compris le grand maî tre, colmatent la brè che, pendent aux murailles les cadavres et de leurs poings font la figue au milieu d'immondes ricanements.

– Le Maure est cruel, dit Belbo.

– Comme des enfants, ré pé ta Diotallevi.

– Mais ils é taient vachement katangais tes Templiers, dit Dolorè s tout excité e.

– Moi, ç a me fait penser à Tom and Jerry », dit Belbo.

 

J'eus des regrets. Au fond, je vivais depuis deux ans avec les Templiers, et je les aimais. Pris dans le chantage au snobisme de mes interlocuteurs, je les avais pré senté s comme des personnages de dessin animé. Peut‑ ê tre é tait‑ ce la faute de Guillaume de Tyr, historiographe peu fiable. Ils n'é taient pas comme ç a, les chevaliers du Temple, mais barbus et flamboyants, avec la belle croix rouge sur leur manteau blanc, caracolant à l'ombre de leur drapeau blanc et noir, le Beaucé ant, absorbé s – et merveilleusement – par leur fê te de mort et de hardiesse, et la sueur dont parlait saint Bernard é tait sans doute un é clat de bronze qui confé rait une noblesse sarcastique à leur effrayant sourire, tandis qu'ils veillaient à fê ter si cruellement l'adieu à la vie... Lions en guerre, comme disait Jacques de Vitry, agneaux pleins de douceur en paix, rudes dans la bataille, pieux dans la priè re, fé roces avec leurs ennemis, bienveillants pour leurs frè res, marqué s par le blanc et par le noir de leur é tendard parce que pleins de candeur pour les amis du Christ, sombres et terribles pour ses adversaires...

Pathé tiques champions de la foi, dernier exemple d'une chevalerie sur le dé clin, pourquoi me comporter avec eux comme un Arioste quelconque, quand j'aurais pu ê tre leur Joinville? Me vinrent à l'esprit les pages que leur consacrait l'auteur de l'Histoire de Saint Louis, qui, avec Louis le Saint, é tait allé en Terre sainte, é crivain et combattant à la fois. Les Templiers existaient dé sormais depuis cent cinquante ans, on avait suffisamment fait de croisades pour harasser tout idé al. Disparues comme fantô mes les figures hé roï ques de la reine Mé lisende et de Baudouin le roi lé preux, consumé es les luttes intestines de ce Liban ensanglanté dè s alors, tombé e une fois dé jà Jé rusalem, Barberousse noyé en Cilicie, Richard Cœ ur de Lion vaincu et humilié qui regagne sa patrie, dé guisé, justement, en Templier, la chré tienté a perdu sa bataille, les Maures ont un sens bien diffé rent de la confé dé ration entre potentats autonomes mais unis dans la dé fense d'une civilisation – ils ont lu Avicenne, ils ne sont pas ignares comme les Europé ens, comment peut‑ on rester pendant deux siè cles exposé à une culture tolé rante, mystique et libertine, sans succomber à ses appâ ts, et avec la possibilité de la mesurer à la culture occidentale, grossiè re, balourde, barbare et germanique? Jusqu'à ce que, en 1244, on ait la derniè re et dé finitive chute de Jé rusalem; la guerre, commencé e cent cinquante ans avant, est perdue, les chré tiens devront cesser de porter les armes dans une lande destiné e à la paix et au parfum des cè dres du Liban, pauvres Templiers, à quoi a servi votre é popé e?

Tendresse, mé lancolie, pâ leur d'une gloire sé nescente, pourquoi ne pas se mettre alors à l'é coute des doctrines secrè tes des mystiques musulmans, à l'accumulation hié ratique de tré sors caché s? C'est peut‑ ê tre de là que naî t la lé gende des chevaliers du Temple, qui encore hante les esprits pleins de dé ceptions et de dé sirs, l'histoire d'une puissance sans bornes laquelle, dé sormais, ne sait plus sur quoi s'exercer...

Et pourtant, quand le mythe dé jà dé cline, arrive Louis, le roi saint, le roi qui a pour commensal Thomas d'Aquin; lui, il y croit encore à la croisade, malgré deux siè cles de rê ves et de tentatives raté es à cause de la stupidité des vainqueurs, cela vaut‑ il la peine de tenter encore une fois? Cela vaut la peine, dit Louis le Saint, les Templiers sont d'accord, ils le suivent dans la dé faite, parce que c'est leur mé tier, comment justifier le Temple sans la croisade?

Louis attaque Damiette par la mer, la rive ennemie reluit tout entiè re de piques et de hallebardes et d'oriflammes, de boucliers et de cimeterres, bien belles gens à voir, dit Joinville avec chevalerie, qui portent des armes d'or frappé es par le soleil. Louis pourrait attendre, il dé cide au contraire de dé barquer à tout prix. « Mes fidè les, insé parables dans notre charité, nous serons invincibles. Si nous sommes vaincus, nous serons des martyrs. Si nous triomphons, la gloire de Dieu en sera accrue. » Les Templiers n'y croient pas, mais ils ont é té é duqué s à ê tre des chevaliers de l'idé al, et c'est là l'image qu'ils se doivent de donner d'eux‑ mê mes. Ils suivront le roi dans sa folie mystique.

Le dé barquement incroyablement ré ussit, les Sarrasins incroyablement abandonnent Damiette, à telle enseigne que le roi hé site à y entrer car il ne croit pas à cette fuite. C'est pourtant vrai, la ville est sienne et siens en sont les tré sors et les cent mosqué es que Louis convertit sur‑ le‑ champ en é glises du Seigneur. Maintenant, il s'agit de prendre une dé cision: marcher sur Alexandrie ou sur Le Caire? La dé cision la plus sage eû t é té Alexandrie, pour enlever à l'Egypte un port vital. Mais il fallait compter avec le mauvais gé nie de l'expé dition, le frè re du roi, Robert d'Artois, mé galomane, ambitieux, assoiffé de gloire et tout de suite, comme tout cadet. Il conseille de se diriger sur Le Caire, cœ ur de l'Egypte. Le Temple, d'abord prudent, à pré sent ronge son frein. Le roi avait interdit les combats isolé s, mais c'est le maré chal du Temple qui transgresse l'interdit. Il voit une troupe de mamelouks du sultan et crie: « Or à eux, de par Dieu, je ne pourrais supporter pareille honte! »

A Mansourah, les Sarrasins se retranchent au‑ delà d'un fleuve, les Franç ais cherchent à construire une digue pour cré er un gué, et ils la protè gent avec leurs tours roulantes, mais les Sarrasins ont appris des Byzantins l'art du feu gré geois. Le feu gré geois avait une pointe aussi grosse qu'une futaille, sa queue é tait comme un grand glaive, il arrivait ainsi que la foudre et ressemblait à un dragon qui volait à travers les airs. Et il jetait une telle lumiè re que dans le camp on y voyait comme en plein jour.

Tandis que le camp chré tien est tout entier une seule flamme, un bé douin fé lon indique un gué au roi, pour trois cents besants. Le roi dé cide d'attaquer, la traversé e n'est pas facile, beaucoup se noient et sont entraî né s par les eaux, sur la rive opposé e trois cents Sarrasins à cheval attendent. Mais enfin le gros de la troupe touche terre et, selon les ordres, les Templiers chevauchent à l'avant‑ garde, suivis par le comte d'Artois. Les cavaliers musulmans prennent la fuite et les Templiers attendent le reste de l'armé e chré tienne. C'est alors que le comte d'Artois bondit avec les siens à la poursuite des ennemis.

Or, pour ne pas ê tre dé shonoré s, les Templiers aussi se jettent à l'assaut, mais ils arrivent juste derriè re l'Artois, lequel a dé jà pé né tré dans le camp ennemi et a fait un massacre. Les musulmans prennent la fuite en direction de Mansourah. Invite on ne peut plus agré able pour l'Artois, qui s'apprê te à se lancer à leur poursuite. Les Templiers tentent de l'arrê ter, frè re Gilles, grand commandant du Temple, le flatte en lui disant qu'il a dé jà accompli une entreprise admirable, des plus grandes jamais ré alisé es en terre d'outre‑ mer. Mais l'Artois, muscadin assoiffé de gloire, accuse les Templiers de trahison, il ajoute mê me que, si Templiers et Hospitaliers l'avaient voulu, cette terre aurait dé jà é té conquise depuis beau temps, et lui avait donné une preuve de ce qu'on pouvait faire si on avait du sang dans les veines. C'en é tait trop pour l'honneur du Temple. Le Temple n'est à nul autre second, tous se pré cipitent vers la ville, y entrent, poursuivent les ennemis jusqu'aux murailles du cô té opposé, et là, les Templiers s'aperç oivent qu'ils ont ré pé té l'erreur d'Ascalon. Les chré tiens – Templiers compris – se sont attardé s à mettre à sac le palais du sultan, les infidè les se regroupent, fondent sur cette nué e de vautours maintenant dispersé e. Une fois de plus les Templiers se sont‑ ils laissé aveugler par l'avidité ? Mais d'autres rapportent qu'avant de suivre l'Artois dans la cité, frè re Gilles lui avait dit avec un stoï cisme lucide: « Seigneur, mes frè res et moi n'avons peur et vous suivrons. Mais sachez que nous doutons, et fort, que vous et moi puissions revenir. » En tout cas, l'Artois, grâ ce à Dieu, est occis, et avec lui beaucoup d'autres braves chevaliers, et deux cent quatre‑ vingts Templiers.

Pis qu'une dé faite, une honte. Et pourtant on ne l'enregistre pas comme telle, pas mê me Joinville: ç a s'est passé, c'est passé, c'est la beauté de la guerre.

Sous la plume du seigneur de Joinville, grand nombre de ces batailles, ou escarmouches comme on voudra, deviennent d'aimables ballets, avec quelques tê tes qui roulent et moult implorations au bon Seigneur et quelques pleurs du roi pour un de ses fé aux qui expire, mais tout comme tourné en couleurs, au milieu des caparaç ons rouges, harnais doré s, é clairs de heaumes et d'é pé es sous le soleil jaune du dé sert, et face à la mer de turquoise, et qui sait si les Templiers ne vivaient pas ainsi leur boucherie quotidienne.

Le regard de Joinville se dé place de haut en bas ou de bas en haut, selon que lui‑ mê me tombe de cheval ou qu'il y remonte, et il cadre des scè nes isolé es, le plan de la bataille lui é chappe, tout se ré sout en un duel individuel, dont il n'est pas rare que l'issue soit fortuite. Joinville se lance au secours du seigneur de Wanon, un Turc le touche de sa lance, le cheval tombe sur ses genoux, Joinville vole par‑ dessus la tê te de l'animal, se relè ve l'é pé e à la main et messer Erars de Syverey (« que Dieus absoille ») lui fait signe de se ré fugier dans une maison en ruine, ils sont litté ralement pié tiné s par une troupe de Turcs, se relè vent indemnes, atteignent la maison, s'y barricadent, les Turcs les assaillent par le haut avec leurs lances. Messer Ferris de Loupey est touché aux é paules « et fu la plaie si large que li sans li venoit du cors aussi comme li bondons d'un tonnel » et Syverey est frappé du tranchant de l'é pé e en plein visage « si que li nez li cheoit sus le lè vre ». Et ainsi de suite, puis arrivent les secours, on sort de la maison, on se dé place sur une autre aire du champ de bataille, nouvelle scè ne, autres morts et sauvetages in extremis, priè res à haute voix à messer saint Jacques. Et pendant ce temps le bon comte de Soissons crie, tout en frappant de taille, « seigneur de Joinville, lessons huer ceste chiennaille; que par la Quoife Dieu! encore en parlerons‑ nous, entre vous et moi, de ceste journé e es chambres des dames! ». Et le roi demande des nouvelles de son frè re, le damné comte d'Artois, et frè re Henry de Ronnay, pré vô t de l'Hô pital, lui ré pond « que il en savoit bien nouvelles, car estoit certeins que ses frè res li cuens d'Artois estoit en paradis ». Le roi dit que Dieu soit loué pour tout ce qu'il lui envoie, et de grosses larmes lui tombent des yeux.

Ce n'est pas toujours un ballet, pour angé lique et sanguinaire qu'il soit. Meurt le grand maî tre Guillaume de Sonnac, brû lé vif par le feu gré geois; l'armé e chré tienne, grande puanteur des cadavres aidant et rareté des vivres, est frappé e par le scorbut; l'armé e de Saint Louis est en dé route; le roi est sucé par la dysenterie, au point qu'il doit couper, pour gagner du temps à la bataille, le fond de ses braies. Damiette est perdue, la reine doit traiter avec les Sarrasins et paie cinq cent mille livres tournois.

Mais les croisades se faisaient avec une thé ologale mauvaise foi. A Saint‑ Jean‑ d'Acre Louis est accueilli en triomphateur et toute la ville en procession se porte à sa rencontre, avec le clergé et les dames et les enfants. Les Templiers en savent plus long et cherchent à entrer en pourparlers avec Damas. Louis vient à le savoir, il ne supporte pas qu'on le devance, dé savoue le nouveau grand maî tre en pré sence des ambassadeurs musulmans, et le grand maî tre ravale sa parole donné e aux ennemis, il s'agenouille devant le roi et lui demande pardon. On ne peut nier que les chevaliers s'é taient bien battus, et de faç on dé sinté ressé e, mais le roi de France les humilie, pour ré affirmer son pouvoir – et pour ré affirmer son pouvoir, un demi‑ siè cle aprè s, son successeur Philippe les enverra au bû cher.

En 1291, Saint‑ Jean‑ d'Acre est enlevé e par les Maures, tous les habitants sont immolé s. C'est la fin du royaume chré tien de Jé rusalem. Les Templiers sont plus riches, plus nombreux et plus puissants que jamais; cependant, né s pour combattre en Terre sainte, en Terre sainte ils ne sont plus.

Ils vivent splendidement ensevelis dans les commanderies de toute l'Europe et dans le Temple de Paris, et ils rê vent encore de l'esplanade du Temple de Jé rusalem aux temps de la gloire, avec la belle é glise de Sainte‑ Marie‑ de‑ Latran constellé e de chapelles votives, bouquets de trophé es, et une ferveur de forges, selleries, draperies, greniers, une é curie de deux mille chevaux, une caracole d'é cuyers, servants, turcopoles, les croix rouges sur les manteaux blancs, les cottes brunes des affilié s, les envoyé s du sultan aux grands turbans et aux heaumes doré s, les pè lerins, un carrefour de belles patrouilles et d'estafettes, et la joie des coffres‑ forts, le port d'où partaient ordres et dispositions et chargements pour les châ teaux de la mè re patrie, des î les, des cô tes de l'Asie Mineure...

Tout est fini, mes pauvres Templiers.

Je m'aperç us ce soir‑ là, chez Pilade, maintenant à mon cinquiè me whisky, que Belbo me procurait d'autorité, que j'avais rê vé, avec sentiment (quelle honte), mais à voix haute, et je devais avoir raconté une histoire trè s belle, pleine de passion et de compassion, parce que Dolorè s avait les yeux brillants, et Diotallevi, tombé dans l'insanité d'un deuxiè me tonique sans alcool, levait, sé raphique, les yeux au ciel, autrement dit au plafond en rien sefirotique du bar, et il murmurait: « Et sans doute tout ç a é tait des â mes perdues et des â mes saintes, palefreniers et chevaliers, banquiers et hé ros...



  

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