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– Logique, dis‑ je. Mais autre chose: quand je vois en circulation les livres Garamond, j'ai l'impression d'é ditions trè s soigné es et vous avez un catalogue assez riche. Vous faites tout là ‑ dedans? Vous ê tes combien?

– En face, il y a une é norme piè ce avec les techniciens, ici à cô té, mon collè gue Diotallevi. Mais lui il s'occupe des manuels, des ouvrages de longue duré e, longs à faire et longs à vendre, dans le sens qu'ils se vendent longtemps. Les é ditions universitaires, c'est ma partie. Mais il ne faut pas croire, ce n'est pas un travail gigantesque. Mon Dieu, je me passionne pour certains livres, il faut que je lise les manuscrits, mais en gé né ral c'est tout du travail dé jà garanti, é conomiquement et scientifiquement. Publications de l'Institut Truc et Machin, ou bien actes de colloques, dont l'é dition est pré paré e et financé e par un organisme universitaire. Si l'auteur est un dé butant, le maî tre fait la pré face et c'est à lui qu'incombe la responsabilité. L'auteur corrige au moins deux jeux d'é preuves, il contrô le citations et notes, et il ne touche pas de droits. Ensuite le livre est adopté, on en vend mille ou deux mille exemplaires en quelques anné es, les frais sont couverts... Pas de surprise, chaque livre est en actif.

– Et alors vous, qu'est‑ ce que vous faites?

– Beaucoup de choses. Avant tout, il faut choisir. Et puis, certains livres, nous les publions à nos frais, presque toujours des traductions d'auteurs prestigieux, pour rehausser le niveau du catalogue. Et enfin, il y a les manuscrits qui arrivent comme ç a, apporté s par un isolé. Rarement dignes d'ê tre pris en considé ration, mais il faut les voir, on ne sait jamais.

– Vous vous amusez?

– Si je m'amuse? C'est la seule chose que je sais bien faire. »

Nous fû mes interrompus par un type d'une quarantaine d'anné es qui portait une veste trop grande de plusieurs tailles, avait de rares cheveux blond clair qui lui retombaient sur deux sourcils touffus, tout aussi jaunes. Il parlait d'un ton moelleux, comme s'il faisait l'é ducation d'un enfant.

« Ce Vademecum du Contribuable m'a proprement lessivé. Il faudrait que je le ré crive tout entier et je n'en ai pas envie. Je dé range?

– C'est Diotallevi », dit Belbo, et il nous pré senta.

« Ah, vous ê tes venu voir les Templiers? Le pauvre. É coute, j'en ai une bonne: Urbanisme Tzigane.

– Jolie, dit Belbo avec admiration. Moi je pensais à Hippisme Aztè que.

– Sublime. Mais celle‑ ci tu la mets dans la Potiosection ou dans les Adynata?

– Il faut voir à pré sent », dit Belbo. Il farfouilla dans le tiroir et en retira des feuillets. « La Potiosection... » Il me regarda, notant ma curiosité. « La Potiosection, comme bien vous le savez, est l'art de couper le bouillon. Mais non, dit‑ il à Diotallevi, la Potiosection n'est pas un dé partement, c'est une matiè re, comme l'Avunculogratulation Mé canique et la Pilocatabase, tous dans le dé partement de Té trapiloctomie.

– Qu'est‑ ce que la té tralo... hasardai‑ je.

– C'est l'art de couper un cheveu en quatre. Ce dé partement comprend l'enseignement des techniques inutiles, par exemple l'Avunculogratulation Mé canique enseigne à construire des machines pour saluer sa tante. Le problè me est de savoir s'il faut laisser dans ce dé partement la Pilocatabase, qui est l'art de s'en sortir au poil prè s, et cela ne paraî t pas tout à fait inutile. Non?

– Je vous en prie, à pré sent dites‑ moi qu'est ce que c'est que cette histoire... implorai‑ je.

– C'est que Diotallevi, et moi‑ mê me, nous projetons une ré forme du savoir. Une Faculté de l'Insignifiance Comparé e, où on peut é tudier des matiè res inutiles ou impossibles. La faculté tend à reproduire des chercheurs en mesure d'augmenter à l'infini le nombre des matiè res insignifiantes.

– Et combien y a‑ t‑ il de dé partements?

– Quatre pour le moment, mais ils pourraient dé jà contenir tout le savoir. Le dé partement de Té trapiloctomie a une fonction propé deutique, il tend à é duquer au sentiment de l'insignifiance. Un dé partement important est celui d'Adynata ou Impossibilia. Par exemple Urbanisme Tzigane et Hippisme Aztè que... L'essence de la discipline est la compré hension des raisons profondes de son insignifiance, et, dans le dé partement d'Adynata, de son impossibilité aussi. Voici par consé quent Morphé matique du Morse, Histoire de l'Agriculture Antarctique, Histoire de la Peinture dans l'Ile de Pâ ques, Litté rature Sumé rienne Contemporaine, Institutions de Docimologie Montessorienne, Philaté lie Assyro‑ Babylonienne, Technologie de la Roue dans les Empires Pré colombiens, Iconologie Braille, Phoné tique du Film Muet...

– Que dites‑ vous de Psychologie des Foules dans le Sahara?

– Bon, dit Belbo.

– Bon, dit Diotallevi avec conviction. Vous devriez collaborer. Le jeune homme a de l'é toffe, n'est‑ ce pas Jacopo?

– Oui, je l'ai compris tout de suite. Hier soir il a é laboré des raisonnements stupides avec beaucoup de finesse. Mais poursuivons, vu que le projet vous inté resse. Qu'est‑ ce qu'on avait mis dans le dé partement d'Oxymorique, je n'arrive plus à retrouver la note? »

Diotallevi tira de sa poche un bout de feuillet et me fixa avec sentencieuse sympathie: « Dans Oxymorique, comme dit le mot mê me, c'est l'autocontradictoirité de la discipline qui compte. Voilà pourquoi Urbanisme Tzigane, selon moi, devrait finir ici...

– Non, dit Belbo, seulement si c'é tait Urbanisme Nomadique. Les Adynata concernent une impossibilité empirique, l'Oxymorique une contradiction dans les termes.

– Nous verrons. Mais qu'est‑ ce que nous avions mis dans l'Oxymorique? Voilà, Institutions de Ré volution, Dynamique Parmé nidienne, Statique Hé raclitienne, Spartanique Sybaritique, Institutions d'Oligarchie Populaire, Histoire des Traditions Innovatrices, Dialectique Tautologique, É ristique Boolé ienne... »

Maintenant je me sentais mis au dé fi de montrer de quelle trempe j'é tais: « Je peux vous suggé rer une Grammaire de la Dé viance?

– Bon, bon! » dirent‑ ils l'un et l'autre, et ils se mirent à prendre note.

 

« Il y a un hic, dis‑ je.

– Lequel?

– Si vous rendez public votre projet, un tas de gens se pré senteront avec des publications dignes d'inté rê t.

– Je te l'ai dit que c'est un garç on subtil, Jacopo, dit Diotallevi. Mais vous savez que c'est pré cisé ment là notre problè me? Sans le vouloir, nous avons tracé le profil idé al d'un savoir ré el. Nous avons dé montré la né cessité du possible. Par consé quent il faudra se taire. Mais à pré sent, je dois y aller.

– Où ? demanda Belbo.

– On est vendredi aprè s‑ midi.

– Oh! trè s saint Jé sus », dit Belbo. Puis à moi: « Là, en face, il y a deux ou trois maisons habité es par des Juifs orthodoxes, vous savez ceux avec le chapeau noir, la longue barbe et la mè che frisotté e. Ils ne sont pas nombreux à Milan. Aujourd'hui, c'est vendredi et au couchant commence le samedi. Alors, dans l'appartement d'en face, dé butent les grands pré paratifs: on fait briller le chandelier, cuire la nourriture; ils disposent les choses de faç on que le lendemain ils n'aient aucun feu à allumer. Le té lé viseur aussi reste branché toute la nuit, sauf qu'ils sont obligé s de choisir tout de suite leur chaî ne. Notre Diotallevi a une petite lunette d'approche et, ignominieusement, il é pie par la fenê tre, et il se ré gale, rê vant qu'il se trouve de l'autre cô té de la rue.

– Et pourquoi? demandai‑ je.

– Parce que notre Diotallevi s'obstine à soutenir qu'il est juif.

– Comment je m'obstine? demanda Diotallevi piqué au vif. Je suis juif. Vous avez quelque chose contre, Casaubon?

– Quelle idé e.

– Diotallevi, dit Belbo avec dé cision, tu n'es pas juif.

– Ah non? Et mon nom? Comme Graziadio, Diosiacontè, autant de traductions de l'hé breu, noms de ghetto, comme Schalom Aleichem.

– Diotallevi est un nom de bon augure, souvent donné par les officiers de l'é tat civil aux enfants trouvé s. Et ton grand‑ pè re é tait un enfant trouvé.

– Un enfant trouvé juif.

– Diotallevi, tu as la peau rose, une voix de gorge et tu es pratiquement albinos.

– Il y a des lapins albinos, il doit bien y avoir aussi des Juifs albinos.

– Diotallevi, on ne peut pas dé cider de devenir juif comme on dé cide de devenir philaté liste ou té moin de Jé hovah. On naî t juif. Ré signe‑ toi, tu es un gentil comme tout le monde.

– Je suis circoncis.

– Allons! N'importe qui peut se faire circoncire par hygiè ne. Il suffit d'un docteur avec son thermocautè re. A quel â ge tu t'es fait circoncire?

– N'ergotons pas.

– Ergotons, au contraire. Un Juif ergote.

– Personne ne peut dé montrer que mon grand‑ pè re n'é tait pas juif.

– Bien sû r, c'é tait un enfant trouvé. Mais il aurait aussi bien pu ê tre l'hé ritier du trô ne de Byzance, ou un bâ tard des Habsbourg.

– Personne ne peut dé montrer que mon grand‑ pè re n'é tait pas juif, et il a é té justement trouvé prè s du Portique d'Octavie.

– Mais ta grand‑ mè re n'é tait pas juive, et la descendance, là ‑ bas, se fait par la voie maternelle...

–... et au‑ dessus des raisons d'é tat civil, parce qu'on peut aussi lire les registres municipaux au‑ delà de la lettre, il y a les raisons du sang, et mon sang dit que mes pensé es sont exquisé ment talmudiques, et tu ferais preuve de racisme si tu soutenais qu'un gentil peut ê tre aussi exquisé ment talmudique que je me trouve ê tre moi. »

Il sortit. Belbo me dit: « N'y faites pas attention. Cette discussion a lieu presque chaque jour, sauf que chaque jour j'essaie d'apporter un argument nouveau. Le fait est que Diotallevi est un fidè le de la Kabbale. Mais il y avait aussi des kabbalistes chré tiens. Et puis é coutez, Casaubon, si Diotallevi veut ê tre juif, je ne peux quand mê me pas m'y opposer.

– Je ne crois pas. Nous sommes dé mocrates.

– Nous sommes dé mocrates. »

Il alluma une cigarette. Je me rappelai pourquoi j'é tais venu. « Vous m'aviez parlé d'un manuscrit sur les Templiers, dis‑ je.

– C'est vrai... Voyons. Il é tait dans un classeur en simili‑ cuir... » Il fouillait dans une pile de manuscrits et cherchait à en extraire un, placé au milieu, sans dé placer les autres. Opé ration risqué e. De fait la pile s'é croula en partie sur le sol. Belbo tenait dans sa main le classeur en simili‑ cuir.

Je parcourus la table des matiè res et l'introduction. « Cela concerne la capture des Templiers. En 1307, Philippe le Bel dé cide d'arrê ter tous les Templiers de France. Or, une lé gende dit que deux jours avant que Philippe fasse partir ses ordres d'arrestation, une charrette de foin, tiré e par des bœ ufs, quitte l'enclos du Temple, à Paris, pour une destination inconnue. On dit qu'il s'agit d'un groupe de chevaliers guidé s par un certain Aumont, qui devaient se ré fugier en Ecosse, s'unissant à une loge de maç ons à Kilwinning. La lé gende veut que les chevaliers se soient identifié s avec les compagnies de maç ons qui se transmettaient les secrets du Temple de Salomon. Ç a, je le pré voyais. Encore un qui pré tend retrouver l'origine de la franc‑ maç onnerie dans cette fuite des Templiers en É cosse... Une histoire rabâ ché e depuis deux siè cles, fondé e sur des inventions. Aucune preuve, je peux vous mettre sur la table une cinquantaine de brochures qui racontent la mê me histoire, toutes pompé es les unes dans les autres. Regardez là, j'ai ouvert au hasard: " La preuve de l'expé dition é cossaise est dans le fait qu'aujourd'hui encore, à six cent cinquante ans de distance, il existe toujours de par le monde des ordres secrets qui se ré clament de la Milice du Temple. Sinon comment expliquer la continuité de cet hé ritage? " Vous comprenez? Comment est‑ il possible que le marquis de Carabas n'existe pas vu que mê me le Chat botté dit qu'il est à son service?

– J'ai compris, dit Belbo. É liminé. Mais votre histoire des Templiers m'inté resse. Pour une fois que j'ai sous la main un expert, je ne veux pas qu'il m'é chappe. Pourquoi tout le monde parle des Templiers et pas des chevaliers de Malte? Non, ne me le dites pas maintenant. Il s'est fait tard, Diotallevi et moi devons aller d'ici peu à un dî ner avec monsieur Garamond. Mais nous devrions avoir fini vers dix heures et demie. Si je peux, je persuade aussi Diotallevi de faire un saut chez Pilade – lui, d'habitude, va se coucher tô t et il ne boit pas. On se retrouve là ‑ bas?

– Et où donc, sinon? J'appartiens à une gé né ration perdue, et je me retrouve seulement quand j'assiste en compagnie à la solitude de mes semblables. »

 

– 13 –

Li frere, li mestre du Temple Qu'estoient rempli et ample D'or et d'argent et de richesse Et qui menoient tel noblesse, Où sont‑ ils? que sont devenu?

Chronique à la suite du roman de Favel.

Et in Arcadia ego. Ce soir‑ là Pilade é tait l'image de l'â ge d'or. Une de ces soiré es où vous sentez que non seulement la Ré volution se fera, mais qu'elle sera sponsorisé e par l'Union des industriels. On ne pouvait voir que chez Pilade le proprié taire d'une filature de coton, en duffle‑ coat et barbe, jouer au quatre‑ vingt‑ et‑ un avec un futur accusé en cavale, en costume croisé et cravate. Nous é tions à l'aube d'un grand renversement de paradigme. Au dé but des anné es soixante, la barbe é tait encore fasciste – mais il fallait en dessiner le contour en la rasant sur les joues, à la Italo Balbo –, en soixante‑ huit elle avait é té contestataire, et à pré sent elle devenait neutre et universelle, choix de liberté. La barbe a toujours é té un masque (on se met une barbe postiche pour ne pas ê tre reconnu), mais en ce dé but des anné es soixante‑ dix on pouvait se camoufler derriè re une vraie barbe. On pouvait mentir en disant la vé rité, mieux, en rendant la vé rité é nigmatique et fuyante, car face à une barbe on ne pouvait plus en dé duire l'idé ologie du barbu. Mais ce soir‑ là, la barbe resplendissait mê me sur les visages glabres de ceux qui, tout en ne la portant pas, laissaient comprendre qu'ils auraient pu la cultiver et n'y avaient renoncé que par dé fi.

Je divague. A un moment donné arrivè rent Belbo et Diotallevi, se murmurant à tour de rô le, la mine dé faite, d'â cres commentaires sur leur trè s ré cent dî ner. Plus tard seulement, j'apprendrais ce qu'é taient les dî ners de monsieur Garamond.

Belbo passa tout de suite à ses distillats pré fé ré s, Diotallevi ré flé chit un bon moment, hé bé té, et se dé cida pour un tonique sans alcool. Nous trouvâ mes une table au fond, à peine laissé e libre par deux traminots qui, le lendemain matin, devaient se lever tô t.

« Alors, alors, dit Diotallevi, ces Templiers...

– Non, à pré sent s'il vous plaî t ne me mettez pas dans l'embarras... Ce sont des choses que vous pouvez lire partout...

– Nous sommes pour la tradition orale, dit Belbo.

– Elle est plus mystique, dit Diotallevi. Dieu a cré é le monde en parlant, que l'on sache il n'a pas envoyé un té lé gramme.

– Fiat lux, stop. Lettre suit, dit Belbo.

– Aux Thessaloniciens, j'imagine, dis‑ je.

– Les Templiers, demanda Belbo.

– Donc, dis‑ je.

– On ne commence jamais par donc », objecta Diotallevi.

Je fis le geste de me lever. J'attendis qu'ils m'implorent. Ils n'en firent rien. Je m'installai et me mis à parler.

« Non, je veux dire que l'histoire tout le monde la connaî t. Il y a la premiè re croisade, d'accord? Godefroy qui le grand sé pulcre adore et dé lie le vœ u; Baudouin devient le premier roi d'une Jé rusalem dé livré e. Un royaume chré tien en Terre sainte. Mais une chose est de tenir Jé rusalem, une autre chose le reste de la Palestine, les Sarrasins ont é té battus mais pas é liminé s. La vie dans ces contré es n'est pas facile, ni pour les nouveaux intronisé s, ni pour les pè lerins. Et voici qu'en 1118, sous le rè gne de Baudouin II, arrivent neuf personnages guidé s par un certain Hugues de Payns, qui constituent le premier noyau d'un Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ: un ordre monastique, mais avec é pé e et armure. Les trois vœ ux classiques, pauvreté, chasteté, obé issance, plus celui de la dé fense des pè lerins. Le roi, l'é vê que, tous, à Jé rusalem, leur donnent aussitô t des aides en argent, les logent, les installent dans le cloî tre du vieux Temple de Salomon. Et voilà comment ils deviennent Chevaliers du Temple.

– Qui sont‑ ils?

– Hugues et les huit premiers sont probablement des idé alistes, conquis par la mystique de la croisade. Mais par la suite ce seront des cadets en quê te d'aventures. Le nouveau royaume de Jé rusalem est un peu la Californie de l'é poque, on peut y faire fortune. Chez eux ils n'ont pas tellement de perspectives, et il y en a, parmi eux, qui en auront fait pis que pendre. Moi je pense à cette affaire en termes de lé gion é trangè re. Que faites‑ vous si vous ê tes dans le pé trin? Vous vous faites Templier, on voit des horizons nouveaux, on s'amuse, on se flanque des raclé es, on vous nourrit, on vous habille et à la fin, en sus, vous sauvez votre â me. Certes, il fallait ê tre suffisamment dé sespé ré, parce qu'il s'agissait d'aller dans le dé sert, et de dormir sous la tente, et de passer des jours et des jours sans voir â me qui vive sauf les autres Templiers et quelques tê tes de Turcs, et de chevaucher sous le soleil, et de souffrir de la soif, et d'é triper d'autres pauvres diables... »

Je m'arrê tai un instant. « Je fais peut‑ ê tre trop dans le western. Il y a probablement une troisiè me phase: l'Ordre est devenu puissant, on cherche à en faire partie mê me si on a une bonne position dans sa patrie. Mais alors là, ê tre Templier ne veut pas dire travailler né cessairement en Terre sainte, on est Templier mê me chez soi. Histoire complexe. Tantô t ils donnent l'impression d'une soldatesque, tantô t ils se montrent non dé nué s d'une certaine sensibilité. On ne peut pas dire, par exemple, qu'ils é taient racistes: ils combattaient les musulmans, ils é taient là pour ç a, mais avec l'esprit chevaleresque, et ils s'admiraient à tour de rô le. Lorsque l'ambassadeur de l'é mir de Damas visite Jé rusalem, les Templiers lui attribuent une petite mosqué e, naguè re transformé e en é glise chré tienne, pour qu'il puisse faire ses dé votions. Un jour entre un Franc qui s'indigne en voyant un musulman dans un lieu sacré, et il le maltraite. Mais les Templiers chassent l'intolé rant et pré sentent leurs excuses au musulman. Cette fraternité d'armes avec l'ennemi finira par les mener à la ruine, car au procè s on les accusera aussi d'avoir eu des rapports avec des sectes é soté riques musulmanes. Et c'est sans doute vrai, c'est un peu comme ces aventuriers du siè cle passé qui attrapent le mal d'Afrique, ils n'avaient pas une é ducation monastique ré guliè re, ils n'é taient pas si subtils qu'ils pussent saisir les diffé rences thé ologiques, imaginez‑ les comme autant de Lawrence d'Arabie qui, petit à petit, s'habillent comme des cheiks... Mais au fond, il est difficile d'é valuer leurs actions, parce que souvent les historiographes chré tiens, tel Guillaume de Tyr, ne perdent aucune occasion de les dé nigrer.

– Pourquoi?

– Parce qu'ils deviennent trop puissants et trop vite. Tout arrive avec saint Bernard. Vous l'avez pré sent à l'esprit, saint Bernard, non? Grand organisateur, il ré forme l'ordre bé né dictin, é limine les dé corations des é glises; quand un collè gue lui chatouille un peu trop les nerfs, tel Abé lard, il l'attaque à la McCarthy, et, s'il pouvait, il le ferait monter sur le bû cher. Comme il ne le peut pas, il fait brû ler ses livres. Puis il prê che la croisade, armons‑ nous et partez...

– Il ne vous est pas sympathique, observa Belbo.

– Non, je ne peux pas le souffrir, s'il ne tenait qu'à moi il finissait dans un des vilains cercles dantesques, et pas saint pour un sou. Mais c'é tait un bon press‑ agent de lui‑ mê me, voyez le service que lui rend Dante, il le nomme chef de cabinet de la Madone. Il devient saint sur‑ le‑ champ parce qu'il s'est maquereauté avec les gens qu'il fallait. Mais je parlais des Templiers. Bernard a aussitô t l'intuition qu'il faut cultiver l'idé e, et appuyer ces neuf aventuriers en les transformant en une Militia Christi, disons mê me que les Templiers, dans leur version hé roï que, c'est lui qui les invente. En 1128, il fait convoquer un concile à Troyes pré cisé ment pour dé finir ce que sont ces nouveaux moines soldats, et quelques anné es plus tard il é crit un é loge de cette Milice du Christ, et il pré pare une rè gle de soixante‑ douze articles, amusante à lire parce qu'on y trouve de tout. Messe chaque jour, ils ne doivent pas fré quenter des chevaliers excommunié s, cependant, si l'un d'eux sollicite son admission au Temple, il faut l'accueillir chré tiennement, et vous voyez que j'avais raison quand je parlais de lé gion é trangè re. Ils porteront des manteaux blancs, simples, sans fourrures, à moins qu'elles ne soient d'agneau ou de mouton, interdit de porter, selon la mode, de fines chaussures à bec, on dort en chemise et caleç ons, une paillasse, un drap et une couverture...

– Avec cette chaleur, Dieu sait ce qu'ils devaient puer..., dit Belbo.

– Quant à leur puanteur, on en reparlera. La rè gle a d'autres rudesses: une mê me é cuelle pour deux, on mange en silence, viande trois fois par semaine, pé nitence le vendredi, on se lè ve à l'aube, si le travail a é té pé nible on accorde une heure de sommeil en plus, mais en é change on doit ré citer treize Pater au lit. Il y a un maî tre, toute une kyrielle de hié rarchies infé rieures, jusqu'aux sergents, aux é cuyers, aux servants et valets. Tout chevalier aura trois chevaux et un é cuyer, aucune dé coration de luxe aux brides, selle et é perons, des armes simples, mais bonnes, la chasse est interdite, sauf la chasse au lion, bref, une vie de pé nitence et de bataille. Sans parler du vœ u de chasteté, sur lequel on insiste particuliè rement car ces gens qui ne demeuraient pas au couvent mais faisaient la guerre, vivaient au milieu du monde, si on peut appeler monde le grouillement de vermine que devait ê tre la Terre sainte en ces temps‑ là. En somme, la rè gle dit que la compagnie d'une femme est des plus dangereuses et qu'on ne peut embrasser que sa mè re, sa sœ ur et sa tante. »

Belbo se montra perplexe: « Eh bien moi, pour la tante, j'aurais pourtant fait un peu plus attention... Mais, d'aprè s mes souvenirs, les Templiers n'ont‑ ils pas é té accusé s de sodomie? Il y a ce livre de Klossowski, Le Baphomet. Qui é tait Baphomet, une de leurs divinité s diaboliques, non?

– J'y viens. Mais raisonnez un instant. Ils menaient la vie du marin, des mois et des mois dans le dé sert. Vous voilà qui cré chez au diable, il fait nuit, vous vous allongez sous la tente avec le type qui a mangé dans la mê me é cuelle que vous, vous avez sommeil froid soif peur et voudriez votre mè re. Que faites‑ vous?

– Amour viril, lé gion thé baine, suggé ra Belbo.

– Mais pensez quelle vie d'enfer, au milieu d'autres hommes d'armes qui n'ont pas prononcé le vœ u; quand ils envahissent une ville, ils violent la Maurette, ventre ambré et yeux de velours; que fait le Templier, au milieu des arô mes des cè dres du Liban? Laissez‑ lui le petit Maure. Maintenant vous comprenez pourquoi se ré pand le dicton " boire et jurer comme un Templier ". C'est un peu l'histoire de l'aumô nier dans les tranché es, il avale de la gnô le et sacre avec ses soldats analphabè tes. Et si c'é tait tout. Leur sceau les repré sente toujours deux par deux, l'un serré contre le dos de l'autre, sur un mê me cheval. Pourquoi, vu que la rè gle leur autorise trois chevaux chacun? Ç a a dû ê tre une idé e de Bernard, pour symboliser la pauvreté, ou la duplicité de leur rô le de moine et de chevalier. Mais convenez qu'au regard de l'imagination populaire c'é tait une autre paire de manches: que dire de ces moines qui galopent à se rompre le cou, l'un avec la panse contre le cul de l'autre? On n'a sans doute pas dû manquer de les calomnier...

–... mais ils l'auront bien cherché, commenta Belbo. Se pourrait‑ il que ce saint Bernard fû t stupide?

– Non, il n'é tait pas stupide, mais il é tait moine lui aussi, et en ces temps‑ là le moine avait une é trange idé e du corps... Il y a un instant, je croyais avoir un peu trop tiré mon histoire du cô té du western, mais à y bien repenser, é coutez ce qu'en dit Bernard, de ses chevaliers ché ris, j'ai sur moi la citation parce que ç a vaut la peine: " Ils é vitent et abominent les mimes, les magiciens et les jongleurs, les chansons lestes et les soties, ils se coupent les cheveux ras, sachant de par l'apô tre que soigner sa chevelure est une ignominie pour un homme. On ne les voit jamais peigné s, rarement lavé s, la barbe hirsute, puants de poussiè re, maculé s par le haubert et la chaleur. "

– Je n'aurais pas voulu sé journer dans leurs quartiers », dit Belbo.

Diotallevi dé cré ta: « Ç a a toujours é té typique de l'ermite de cultiver une saine crasse, pour humilier son corps. C'é tait bien saint Macaire qui vivait sur une colonne et, quand les vers se dé tachaient de lui et tombaient, il les recueillait et les remettait sur son corps pour que, eux aussi, cré atures de Dieu, ils aient leur festin?

– Le stylite en question é tait saint Simé on, dit Belbo, et, à mon avis, il se trouvait sur la colonne pour cracher sur le crâ ne de ceux qui passaient dessous.



  

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