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FILENAME : ABOU 4 страница« Et vous, qu'est‑ ce que vous faites? m'avait‑ il demandé avec, je le sais maintenant, sympathie. – Dans la vie ou au thé â tre? dis‑ je en faisant allusion au plateau Pilade. – Dans la vie. – Je fais des é tudes. – Vous faites l'université ou des é tudes? – Vous ne le croirez pas mais les deux choses ne se contredisent pas. Je suis en train d'achever une thè se sur les Templiers. – Oh, la sale affaire, dit‑ il. N'est‑ ce pas une histoire pour fous? – J'é tudie les vrais. Les documents du procè s. Mais vous, que savez‑ vous sur les Templiers? – Moi je travaille dans une maison d'é dition et dans une maison d'é dition convergent sages et fous. Le mé tier du conseiller é ditorial est de reconnaî tre d'un coup d'oeil les fous. Quand quelqu'un remet les Templiers sur le tapis, c'est presque toujours un fou. – Ne m'en parlez pas. Leur nom est lé gion. Mais les fous ne parleront tout de mê me pas tous des Templiers. Les autres comment les reconnaissez‑ vous? – Le mé tier. Je vais vous expliquer, vous qui ê tes jeune. A propos, quel est votre nom? – Casaubon. – N'é tait‑ ce pas un personnage de Middlemarch? – Je l'ignore. En tout cas c'é tait aussi un philologue de la Renaissance, je crois. Mais nous ne sommes pas parents. – Ce sera pour une autre fois. Vous remettez ç a? Deux autres, Pilade, merci. Donc. Au monde il y a les cré tins, les imbé ciles, les stupides et les fous. – Il ne va pas rester grand‑ chose! – Si, nous deux, par exemple. Ou au moins, sans vouloir offenser, moi. Mais en somme, quiconque, à y regarder de prè s, participe de l'une de ces caté gories. Chacun de nous de temps à autre est cré tin, imbé cile, stupide ou fou. Disons que la personne normale est celle qui mê le en une mesure raisonnable toutes ces composantes, ces types idé aux. – Idealtypen. – Bravo! Vous savez aussi l'allemand? – Je le baragouine pour les bibliographies. – De mon temps, qui savait l'allemand ne passait plus sa licence. Il passait sa vie à savoir l'allemand. Je crois que c'est ce qui arrive avec le chinois aujourd'hui. – Moi je ne le sais pas suffisamment, comme ç a je passe licence et maî trise. Mais revenez à votre typologie. Le gé nie, c'est quoi, Einstein, par exemple? – Le gé nie, c'est celui qui fait jouer une composante de faç on vertigineuse, en la nourrissant avec les autres composantes. » Il but. Il dit: « Bonsoir bellissima. Tu as encore fait une tentative de suicide? – Non, ré pondit la passante, à pré sent je suis dans un collectif. – Parfait », lui dit Belbo. Il revint à moi: « On peut organiser aussi des suicides collectifs, qu'en pensez‑ vous? – Mais les fous? – J'espè re que vous n'avez pas pris ma thé orie pour de l'argent comptant. Je ne suis pas en train de mettre l'univers en ordre. Je m'explique sur ce qu'est un fou pour une maison d'é dition. La thé orie est ad hoc, d'accord? – D'accord. A pré sent c'est moi qui paie. – D'accord. Pilade, s'il vous plaî t moins de glace. Sinon elle ne va pas tarder à se mettre de la partie. Alors. Le cré tin ne parle mê me pas, il bave, il est spastique. Il plante son sorbet sur son front, par manque de coordination. Il prend la porte‑ tambour en sens contraire. – Comment fait‑ il? – Lui il y arrive. Raison pour quoi il est cré tin. Il ne nous inté resse pas, vous le reconnaissez tout de suite, et il ne vient pas dans les maisons d'é dition. Laissons‑ le à son sort. – Laissons‑ le. – Ê tre imbé cile est plus complexe. C'est un comportement social. L'imbé cile est celui qui parle toujours hors de son verre. – Dans quel sens? – Comme ç a. » Il pointa l'index à pic hors de son verre, indiquant le comptoir. « Lui il veut parler de ce qu'il y a dans son verre, mais sans savoir comment ni pourquoi, il parle en dehors. Si vous voulez, en termes communs, c'est celui qui fait des gaffes, qui demande des nouvelles de sa charmante é pouse au type que sa femme vient de larguer. Je rends l'Idé e? – Vous la rendez. J'en connais. – L'imbé cile est fort demandé, surtout dans les occasions mondaines. Il met tout le monde dans l'embarras, mais ensuite il offre matiè re à commentaires. Dans sa forme positive, il devient diplomate. Il parle hors de son verre quand ce sont les autres qui ont fait une gaffe, il fait dé vier les propos. Mais il ne nous inté resse pas, il n'est jamais cré atif, c'est du rapporté, il ne vient donc pas offrir de manuscrits dans les maisons d'é dition. L'imbé cile ne dit pas que le chat aboie, il parle du chat quand les autres parlent du chien. Il se mê le les pinceaux dans les rè gles de la conversation et quand il se les mê le bien il est sublime. Je crois que c'est une race en voie d'extinction, c'est un porteur de vertus é minemment bourgeoises. Il faut un salon Verdurin, ou carré ment une famille Guermantes. Vous lisez encore ces choses‑ là, les é tudiants? – Moi oui. – L'imbé cile, c'est Mac‑ Mahon qui passe en revue ses officiers et en voit un, couvert de dé corations, de la Martinique. " Vous ê tes nè gre? " lui demande‑ t‑ il. Et l'autre: " Oui mon gé né ral! " Et Mac‑ Mahon: " Bravo, bravo, continuez! " Et ainsi de suite. Vous me suivez? Excusez‑ moi mais ce soir je fê te une dé cision historique de ma vie. J'ai arrê té de boire. Un autre? Ne ré pondez pas, vous me faites sentir coupable. Pilade! – Et le stupide? – Ah. Le stupide ne se trompe pas dans son comportement. Il se trompe dans son raisonnement. C'est celui qui dit que tous les chiens sont des animaux domestiques et que tous les chiens aboient, mais que les chats aussi sont des animaux domestiques et donc qu'ils aboient. Ou encore, que tous les Athé niens sont mortels, tous les habitants du Piré e sont mortels, et donc tous les habitants du Piré e sont athé niens. – Ce qui est vrai. – Oui, mais par hasard. Le stupide peut mê me dire une chose juste, mais pour des raisons erroné es. – On peut dire des choses erroné es, il suffit que les raisons soient justes. – Parbleu. Autrement pourquoi tant peiner pour ê tre des animaux rationnels? – Tous les grands singes anthropomorphes descendent de formes de vie infé rieures, les hommes descendent de formes de vie infé rieures, donc tous les hommes sont de grands singes anthropomorphes. – Pas si mal. Nous sommes dé jà sur le seuil où vous soupç onnez que quelque chose ne cadre pas, mais il faut un certain travail pour dé montrer quoi et pourquoi. Le stupide est des plus insidieux. L'imbé cile, on le reconnaî t tout de suite (sans parler du cré tin), tandis que le stupide raisonne presque comme vous et moi, sauf un é cart infinité simal. C'est un maî tre è s paralogismes. Il n'y a pas de salut pour le conseiller é ditorial, il devrait y passer une é ternité. On publie beaucoup de livres de stupides parce que, de prime abord, ils nous convainquent. Le lecteur d'une maison d'é dition n'est pas tenu de reconnaî tre le stupide. L'Acadé mie des sciences ne le fait pas, pourquoi l'é dition devrait‑ elle le faire? – La philosophie ne le fait pas. L'argument ontologique de saint Anselme est stupide. Dieu doit exister parce que je peux le penser comme l'ê tre qui a toutes les perfections, y compris l'existence. Il confond l'existence dans la pensé e et l'existence dans la ré alité. – Oui, mais la ré futation de Gaunilon est stupide elle aussi. Je peux penser à une î le dans la mer mê me si cette î le n'existe pas. Il confond la pensé e du contingent et la pensé e du né cessaire. – Une lutte entre stupides. – Certes, et Dieu s'amuse comme un fou. Il s'est voulu impensable rien que pour dé montrer qu'Anselme et Gaunilon é taient stupides. Quel but sublime pour la cré ation, que dis‑ je, pour l'acte mê me en vertu duquel Dieu se veut. Tout finalisé pour la dé nonciation de la stupidité cosmique. – Nous sommes entouré s de stupides. – Pas d'issue. Tout le monde est stupide, sauf vous et moi. Mieux encore, sans vouloir offenser, sauf vous. – J'ai dans l'idé e que la preuve de Gô del a quelque chose à voir là ‑ dedans. – Je ne sais pas, je suis cré tin. Pilade! – Mais c'est ma tourné e. – On partagera aprè s. É pimé nide, cré tois, dit que tous les Cré tois sont menteurs. S'il le dit, lui qui est cré tois et connaî t bien les Cré tois, c'est vrai. – C'est stupide. – Saint Paul. Lettre à Titus. Et maintenant ceci: tous ceux qui pensent qu'É pimé nide est un menteur ne peuvent que se fier aux Cré tois, mais les Cré tois ne se fient pas aux Cré tois, par consé quent aucun Cré tois ne pense qu'É pimé nide est un menteur. – C'est stupide ou pas? – A vous de voir. Je vous ai dit qu'il est difficile d'identifier le stupide. Un stupide peut obtenir mê me le prix Nobel. – Laissez‑ moi ré flé chir... Certains de ceux qui ne croient pas que Dieu a cré é le monde en sept jours ne sont pas des fondamentalistes, mais certains fondamentalistes croient que Dieu a cré é le monde en sept jours, par consé quent personne qui ne croit que Dieu a cré é le monde en sept jours n'est fondamentaliste. C'est stupide ou pas? – Mon Dieu – c'est le cas de le dire... je ne saurais. Et selon vous?
– Ç a l'est dans tous les cas, mê me si c'é tait vrai. Ç a viole une des lois du syllogisme. On ne peut tirer de conclusions universelles de deux propositions particuliè res. – Et si le stupide c'é tait vous? – Je serais en bonne et sé culaire compagnie. – Eh oui, la stupidité nous entoure. Et peut‑ ê tre par un systè me diffé rent du nô tre, notre stupidité est leur sagesse. Toute l'histoire de la logique consiste à dé finir une notion acceptable de stupidité. Trop immense. Tout grand penseur est le stupide d'un autre. – La pensé e comme forme cohé rente de stupidité. – Non. La stupidité d'une pensé e est l'incohé rence d'une autre pensé e. – Profond. Il est deux heures, d'ici peu de temps Pilade va fermer et nous ne sommes pas arrivé s aux fous. – J'y viens. Le fou, on le reconnaî t tout de suite. C'est un stupide qui ne connaî t pas les trucs. Le stupide, sa thè se il cherche à la dé montrer, il a une logique biscornue mais il en a une. Le fou par contre ne se soucie pas d'avoir une logique, il procè de par courts‑ circuits. Tout pour lui dé montre tout. Le fou a une idé e fixe, et tout ce qu'il trouve lui va pour la confirmer. Le fou, on le reconnaî t à la liberté qu'il prend par rapport au devoir de preuve, à sa disponibilité à trouver des illuminations. Et ç a vous paraî tra bizarre, mais le fou, tô t ou tard, met les Templiers sur le tapis. – Toujours? – Il y a aussi les fous sans Templiers, mais les fous à Templiers sont les plus insidieux. Au dé but vous ne les reconnaissez pas, ils ont l'air de parler normalement, et puis, tout à coup... » Il é baucha un signe pour commander un autre whisky, changea d'avis et demanda l'addition. « Mais à propos des Templiers. L'autre jour un type m'a laissé un manuscrit dactylographié sur le sujet. J'ai tout lieu de croire que c'est un fou, mais à visage humain. Le manuscrit commence sur un ton calme. Voulez‑ vous y jeter un coup d'œ il? – Volontiers. Je pourrais y trouver quelque chose qui me serve. – Je ne pense vraiment pas. Mais si vous avez une demi‑ heure de libre, faites un saut chez nous. Au 1 de la via Sincero Renato. Ç a me servira plus à moi qu'à vous. Vous me direz tout de suite si ce travail mé rite, selon vous, d'ê tre pris en considé ration. – Pourquoi me faites‑ vous confiance? – Qui vous a dit que je vous faisais confiance? Mais si vous venez, j'aurai confiance. J'ai confiance en la curiosité. » Un é tudiant entra, le visage dé composé : « Camarades, les fascistes sont au bord du Naviglio, avec des chaî nes! – A coups de barre, je vais y aller », dit celui qui portait des moustaches à la tartare et qui m'avait menacé à propos de Lé nine. « Allons, camarades! » Ils sortirent tous. « Qu'est‑ ce qu'on fait? On y va? demandai‑ je, culpabilisé. – Non, dit Belbo. C'est le genre d'alarme que Pilade fait circuler pour dé blayer son troquet. Pour le premier soir où j'arrê te de boire, je me sens alté ré. Ce doit ê tre la crise d'abstinence. Tout ce que j'ai dit, jusqu'à cet instant compris, est faux. Bonne nuit, Casaubon. »
– 11 – Sa sté rilité é tait infinie. Elle participait de l'extase E. M. CIORAN, Le mauvais dé miurge, Paris, Gallimard, 1969, « Pensé es é tranglé es ». La conversation chez Pilade m'avait offert le visage exté rieur de Belbo. Un bon observateur aurait pu deviner la nature mé lancolique de son sarcasme. Je ne peux pas dire que c'é tait un masque. Le masque, c'é taient peut‑ ê tre les confidences auxquelles il s'abandonnait en secret. Son sarcasme donné en repré sentation publique ré vé lait au fond sa mé lancolie la plus vraie, qu'en secret il cherchait à se cacher à lui‑ mê me, sous le masque d'une mé lancolie manié ré e. Je vois à pré sent ce file où, au fond, il tentait de romancer ce qu'il me dirait de son mé tier, le lendemain, chez Garamond. J'y retrouve son extrê me rigueur, sa passion, sa dé ception de conseiller é ditorial qui é crit par personne interposé e, sa nostalgie d'une force cré atrice jamais accomplie, sa fermeté morale qui l'obligeait à se punir parce qu'il dé sirait ce à quoi il ne sentait pas qu'il avait droit, donnant de son dé sir une image pathé tique et olé ographique. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui sû t se plaindre avec un tel mé pris.
FILENAME: J I M DE LA PAPAYE Voir demain le jeune Cinti. 1 Belle monographie, rigoureuse, sans doute un peu trop acadé mique. 2 Dans la conclusion, la comparaison entre Catulle, les poetae novi et les avant‑ gardes contemporaines est la chose la plus gé niale. 3 Pourquoi pas en introduction? 4 Le convaincre. Il dira que ces coups de tê te ne se font pas dans une collection philologique. Il est conditionné par son maî tre, il risque de se voir sucrer la pré face et de jouer sa carriè re. Une idé e brillante dans les deux derniè res pages passe inaperç ue, mais au dé but on ne la rate pas, et cela peut irriter les mandarins. 5 Cependant il suffit de la mettre en italiques, sous la forme d'un exposé dé taillé, en dehors de la recherche proprement dite, de sorte que l'hypothè se reste seulement une hypothè se et ne compromet pas le sé rieux du travail. Mais les lecteurs seront tout de suite conquis, ils affronteront le livre dans une perspective diffé rente. Suis‑ je vraiment en train de le pousser à un geste de liberté, ou est‑ ce que je l'utilise pour é crire mon livre? Transformer les livres avec deux mots. Dé miurge sur l'œ uvre d'autrui. Au lieu de prendre de la glaise molle et de la modeler, des petits coups à la glaise durcie où quelqu'un d'autre a dé jà sculpté la statue. Moï se, lui donner le bon coup de marteau, et le voilà qui se met à parler. Recevoir Guillaume S. – J'ai vu votre travail, pas mal du tout. Il y a de la tension, de l'imagination, de l'intensité dramatique. C'est la premiè re fois que vous é crivez? – Non, j'ai dé jà é crit une autre tragé die, c'est l'histoire de deux amants vé ronais qui... – Mais parlons de ce travail, monsieur S. Je me demandais pourquoi vous le situez en France. Pourquoi pas au Danemark? Faç on de parler, et il n'en faut pas beaucoup, il suffit de changer deux ou trois noms, le châ teau de Châ lons‑ sur‑ Marne qui devient, disons, le châ teau d'Elseneur... C'est que dans un cadre nordique, protestant, où flotte l'ombre de Kierkegaard, toutes ces tensions existentielles.... – Vous avez peut‑ ê tre raison. – Je crois vraiment. Et puis votre travail aurait besoin de quelques raccourcis stylistiques, une trè s lé gè re ré vision pas davantage, comme quand le coiffeur donne les derniè res retouches avant de vous placer le miroir derriè re la nuque... Par exemple, le spectre paternel. Pourquoi à la fin? Moi je le placerais au dé but. De faç on que la mise en garde du pè re domine tout de suite le comportement du jeune prince et le mette en conflit avec sa mè re. – Cela me semble une bonne idé e, il s'agit seulement de dé placer une scè ne. – Pré cisé ment. Et enfin le style. Prenons un passage au hasard, voilà, ici où le garç on vient sur le devant de la scè ne et commence sa mé ditation sur l'action et sur l'inaction. Le morceau est beau, vraiment, mais je ne le sens pas suffisamment nerveux. « Agir ou ne pas agir? Telle est ma question angoissé e! Dois‑ je souffrir les offenses d'une atroce fortune, ou bien... » Pourquoi ma question angoissé e? Moi je lui ferais dire: c'est la question, c'est le problè me, vous comprenez, pas son problè me individuel mais la question fondamentale de l'existence. L'alternative entre l'ê tre et le non‑ ê tre, pour ainsi dire... Peupler le monde d'une progé niture qui circulera sous un autre nom, et personne ne saura qu'il s'agit de tes rejetons. Comme ê tre Dieu en civil. Tu es Dieu, tu flâ nes dans la ville, tu entends les gens qui parlent de toi, et Dieu par‑ ci et Dieu par‑ là, et quel admirable univers que le nô tre, et que d'é lé gance dans la gravitation universelle, et toi tu souris dans tes moustaches (il faut se promener avec une fausse barbe, ou non, sans barbe, parce que c'est à la barbe qu'on reconnaî t tout de suite Dieu), et tu te dis en toi‑ mê me (le solipsisme de Dieu est dramatique): « Voilà, c'est ce que je suis et eux ne le savent pas. » Et un quidam te heurte dans la rue, va jusqu'à t'insulter, et toi, humble, tu dis pardon, et tu passes, aussi bien tu es Dieu et si tu voulais, un claquement de doigts et le monde serait cendres. Mais tu es si infiniment puissant que tu peux te permettre d'ê tre bon. Un roman sur Dieu incognito. Inutile, si l'idé e m'est venue à moi, elle doit ê tre dé jà venue à quelqu'un d'autre. Variante. Tu es un auteur, de quelle envergure tu ne le sais pas encore, celle que tu aimais t'a trahi, la vie pour toi n'a plus de sens et un jour, pour oublier, tu fais un voyage sur le Titanic qui coule à pic dans les mers du Sud; une pirogue d'indigè nes te recueille (unique survivant) et tu passes de longues anné es ignoré de tous, sur une î le habité e seulement par des Papous, avec les filles qui te chantent des chansons d'une intense langueur, en agitant leurs seins à peine recouverts par le collier de fleurs de poua. Tu commences à t'habituer, on t'appelle Jim, comme ils font avec les Blancs, une fille à la peau ambré e s'introduit une nuit dans ta cabane et te dit: « Moi à toi, moi avec toi. » Au fond c'est beau, la nuit, de rester allongé sur la vé randa à regarder la Croix du Sud tandis qu'elle, elle te caresse le front. Tu vis selon le cycle des aubes et des couchants, et tu ne sais rien d'autre. Un jour arrive un bateau à moteur avec des Hollandais, tu apprends que dix ans sont passé s, tu pourrais partir avec eux, mais tu hé sites, tu pré fè res é changer des noix de coco contre d'autres denré es, tu promets que tu pourrais t'occuper de la ré colte de la papaye, les indigè nes travaillent pour toi, tu commences à naviguer d'î lot en î lot, tu es devenu pour tous Jim de la Papaye. Un aventurier portugais ravagé par l'alcool vient travailler avec toi et se rachè te, tout le monde parle dé sormais de toi dans ces mers de la Sonde, tu donnes des conseils au sultan de Brunei pour une campagne contre les Dayak du fleuve, tu ré ussis à ré activer un vieux canon des temps de Tippu Sahib, chargé de grenaille de clous, tu entraî nes une é quipe de Malais dé voué s, aux dents noircies par le bé tel. Dans un combat tout prè s de la Grande Barriè re, le vieux Sampan, les dents noircis de bé tel, te fait un bouclier de son corps « Je suis content de mourir pour toi, Jim de la Papaye. – Mon vieux, mon vieux Sampan, mon ami. » Maintenant, tu es cé lè bre dans tout l'archipel entre Sumatra et Port‑ au‑ Prince, tu traites avec les Anglais, à la capitainerie du port de Darwin tu es enregistré sous le nom de Kurtz, et dé sormais tu es Kurtz pour tout le monde – Jim de la Papaye pour les indigè nes. Mais une nuit, alors que la fille te caresse sur la vé randa et que la Croix du Sud brille comme jamais, aï e combien diffé rente de l'Ourse, tu comprends: tu voudrais revenir. Seulement pour peu de temps, pour voir ce qui est resté de toi, là ‑ bas. Tu prends le bateau à moteur, tu atteins Manille, de là un avion à hé lices te transporte à Bali. Ensuite Samoa, les î les de l'Amirauté, Singapour, Tananarive, Tombouctou, Alep, Samarkand, Basra, Malte et tu es à la maison. Dix‑ huit ans sont passé s, la vie t'a marqué, ta face est cuivré e par les alizé s, tu es plus â gé, peut‑ ê tre plus beau. Et voilà qu'à peine arrivé tu dé couvres que les librairies é talent tous tes livres, en ré é ditions critiques, il y a ton nom sur le fronton de la vieille é cole où tu as appris à lire et à é crire. Tu es le Grand Poè te Disparu, la conscience de la gé né ration. Des jeunes filles romantiques se tuent sur ta tombe vide. Et puis je te rencontre toi, mon amour, avec tant de rides autour des yeux, et le visage encore beau qui se consume de souvenir et de tendre remords. Je t'ai presque effleuré e sur le trottoir, je suis là à deux pas, et tu m'as regardé comme tu regardes tous les autres, cherchant un autre au‑ delà de leur ombre. Je pourrais parler, effacer le temps. Mais dans quel but? N'ai‑ je pas dé jà eu ce que je voulais? Je suis Dieu, la mê me solitude, la mê me gloriole, la mê me dé sespé rance pour n'ê tre pas l'une de mes cré atures comme tout le monde. Tout le monde qui vit dans ma lumiè re et moi qui vis dans le scintillement de ma té nè bre. Va, va de par le monde, Guillaume S. ! Tu es cé lè bre, tu passes à cô té de moi et tu ne me reconnais pas. Je murmure en moi ê tre ou ne pas ê tre et je me dis bravo Belbo, bon travail. Va vieux Guillaume S., prendre ta part de gloire: tu n'as fait que cré er, moi je t'ai refait. Nous, qui faisons enfanter les enfantements des autres, comme les acteurs nous ne devrions pas ê tre ensevelis en terre consacré e. Mais les acteurs feignent que le monde, tel qu'il est, va de faç on diffé rente, tandis que nous, nous feignons, de l'infini univers et des mondes, la pluralité des compossibles... Comment la vie peut‑ elle ê tre aussi gé né reuse, qui procure une compensation si sublime à la mé diocrité ?
– 12 – Sub umbra alarum tuarum, Jehova. Fama Fraternitatis, in Allgemeine und general Reformation, Cassel, Wessel, 1614, fin. Le lendemain, je me rendis aux é ditions Garamond. Le numé ro 1 de la via Sincero Renato s'ouvrait sur un passage poussié reux, d'où on entrevoyait une cour avec l'atelier d'un cordier. En entrant à droite, il y avait un ascenseur qui aurait pu faire son effet dans un pavillon d'arché ologie industrielle, et, lorsque j'essayai de le prendre, il eut quelques fortes secousses suspectes, sans se dé terminer à partir. Par prudence, je descendis et fis deux volé es d'un escalier quasiment à vis, en bois, couvert de poussiè re. Comme je l'appris plus tard, monsieur Garamond aimait cette maison parce qu'elle lui rappelait une maison d'é dition parisienne. Sur le palier une plaque annonç ait « É ditions Garamond, s. p. a. », et une porte ouverte donnait sur un vestibule sans standardiste ni aucune sorte de gardien. Mais on ne pouvait entrer sans ê tre aperç u d'un petit bureau situé en face, et je fus aussitô t abordé par une personne de sexe probablement fé minin, d'â ge incertain, et de stature qu'un euphé miste aurait qualifié e d'infé rieure à la moyenne. Cette personne m'agressa en une langue qu'il me semblait avoir dé jà entendue quelque part, jusqu'au moment où je compris que c'é tait un italien privé de presque toutes ses voyelles. Je demandai Belbo. Aprè s que j'eus attendu quelques secondes, elle me conduisit le long du couloir dans un bureau vers le fond de l'appartement. Belbo m'accueillit avec gentillesse: « Alors vous ê tes une personne sé rieuse, vous. Entrez. » Il me fit asseoir en face de sa table, vieille comme le reste, surchargé e de manuscrits, comme les é tagè res aux parois. « J'espè re que vous n'avez pas eu peur de Gudrun, me dit‑ il. – Gudrun? La... dame? – Demoiselle. Elle ne se nomme pas Gudrun. Nous l'appelons ainsi pour son allure nibelungenique et parce qu'elle parle d'une maniè re vaguement teutonne. Elle veut dire tout tout de suite, et elle é conomise sur les voyelles. Mais elle a le sens de la justitia aequatrix: quand elle tape à la machine elle é conomise sur les consonnes. – Qu'est‑ ce qu'elle fait ici? – Tout, malheureusement. Voyez‑ vous, dans chaque maison d'é dition il y a un type qui est indispensable parce que c'est l'unique personne en mesure de retrouver les choses dans le dé sordre qu'elle cré e Mais au moins, quand on perd un manuscrit, on sait à qui est la taute.
– Elle perd mê me les manuscrits? – Pas plus que les autres. Dans une maison d'é dition, tout le monde perd les manuscrits. Je crois que c'est l'activité principale. Mais il faut bien avoir un bouc é missaire, vous ne pensez pas? Je lui reproche seulement de ne pas perdre ceux que moi je voudrais qu'elle perde. Incidents dé plaisants pour ce que le bon Bacon appelait The advancement of learning. – Mais où les perd‑ on? » Il é carta les bras: « Excusez‑ moi, mais vous rendez‑ vous compte à quel point votre question est idiote? Si on savait où, ils ne seraient pas perdus.
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