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FILENAME : ABOU 3 страница



J'é voque les humeurs de l'é poque seulement pour retracer dans quel é tat d'esprit j'ai pris contact avec les é ditions Garamond et sympathisé avec Jacopo Belbo. J'y suis arrivé comme quelqu'un qui affronte les discours sur la vé rité pour se pré parer à en corriger les é preuves. Je pensais que le problè me fondamental, si on cite « Je suis celui qui est », é tait de dé cider où placer le signe de ponctuation, à l'inté rieur ou à l'exté rieur des guillemets?

Raison pour quoi mon choix politique fut la philologie. L'université de Milan é tait, en ces anné es‑ là, exemplaire. Alors que dans tout le reste du pays on envahissait les amphithé â tres et assaillait les professeurs, leur demandant qu'ils ne parlent que de la science prolé taire, chez nous, sauf quelques incidents, é tait en vigueur un pacte constitutionnel, autrement dit un compromis territorial. La ré volution installait ses garnisons dans la zone exté rieure, le grand amphi et les grands couloirs, tandis que la Culture officielle s'é tait retiré e, proté gé e et garantie, dans les couloirs inté rieurs et aux é tages supé rieurs, et poursuivait son discours comme si de rien n'é tait.

 

Je pouvais ainsi passer la matiné e en bas à discuter de la science prolé tarienne et les aprè s‑ midi en haut à pratiquer un savoir aristocratique. Je vivais à l'aise dans ces deux univers parallè les et je ne me sentais pas le moins du monde en contradiction. Je croyais moi aussi qu'une socié té d'é gaux s'apprê tait à faire son entré e, mais je me disais que dans cette socié té, les trains devraient marcher (mieux qu'avant), par exemple, et les sans‑ culottes qui m'entouraient é taient bien loin d'apprendre à doser le charbon dans la chaudiè re, à actionner les aiguillages, à é tablir un horaire des chemins de fer. Il fallait bien que quelqu'un se tî nt prê t pour les trains.

Non sans quelque remords, je me sentais comme un Staline qui rit dans ses moustaches et pense: « Faites, faites donc, pauvres bolcheviques, moi, pendant ce temps, j'é tudie au sé minaire de Tiflis et puis je me chargerai moi d'é tablir le plan quinquennal. »

Sans doute parce que je vivais le matin dans l'enthousiasme, l'aprè s‑ midi j'identifiais le savoir avec la mé fiance. Ainsi voulus‑ je é tudier quelque chose qui me permî t de dire ce qu'on pouvait affirmer en se fondant sur des documents, pour le distinguer de ce qui demeurait matiè re de foi.

Pour des raisons quasi fortuites, je m'agré geai à un sé minaire d'histoire mé dié vale et choisis une thè se sur le procè s des Templiers. L'histoire des Templiers m'avait fasciné, dè s l'instant où j'avais jeté un œ il sur les premiers documents. A cette é poque où on luttait contre le pouvoir, m'indignait gé né reusement l'histoire du procè s, qu'il est indulgent de dire fondé sur des pré somptions, au bout duquel on avait envoyé les Templiers au bû cher. Mais je ne fus pas long à dé couvrir que, depuis le temps où ils avaient é té envoyé s au bû cher, une foule de chasseurs de mystè res avait cherché à les retrouver partout, et sans jamais produire la moindre preuve. Ce gaspillage visionnaire irritait mon incré dulité, et je dé cidai de ne pas perdre mon temps avec les chasseurs de mystè res, et de m'en tenir strictement aux sources de l'é poque. Les Templiers é taient un ordre de moines‑ chevaliers, qui existait en tant qu'il é tait reconnu par l'Eglise. Si l'É glise avait dissous l'ordre, et l'avait fait il y a sept siè cles de cela, les Templiers ne pouvaient plus exister, et s'ils existaient, ce n'é taient pas des Templiers. Ainsi avais‑ je mis en fiches au moins cent livres, mais à la fin je n'en lus qu'une trentaine.

J'entrai en contact avec Jacopo Belbo justement à cause des Templiers, chez Pilade, quand je travaillais dé jà à ma thè se, vers la fin de l'anné e 1972.

 

– 8 –

Venu de la lumiè re et des dieux, me voici en exil, sé paré d'eux.

Fragment de Turfa'n M7.

Le bar Pilade é tait à cette é poque le port franc, la taverne galactique où les é trangers d'Ophiuchus, qui assié geaient la Terre, se rencontraient sans friction avec les hommes de l'Empire qui patrouillaient dans les ceintures de van Allen. C'é tait un vieux bar au bord des Navigli, ces canaux sé culaires qui encerclent Milan, avec son zinc, son billard, et les traminots et les artisans du quartier qui venaient au point du jour se jeter un petit blanc. Autour de 68, et dans les anné es suivantes, Pilade é tait devenu un Rick's Café où, à la mê me table, le militant du Mouvement pouvait jouer aux cartes avec le journaliste du quotidien patronal, qui allait se jeter un baby aprè s bouclage du numé ro, tandis que dé jà les premiers camions partaient pour distribuer dans les kiosques les mensonges du systè me. Mais chez Pilade le journaliste aussi se sentait prolé taire exploité, producteur de plus‑ value enchaî né au dé bit idé ologique, et les é tudiants l'absolvaient.

Entre onze heures du soir et deux heures du matin, passaient le fonctionnaire d'é dition, l'architecte, le chroniqueur des faits divers qui guignait la page culturelle, les peintres de l'acadé mie de Brera, quelques é crivains plutô t mé diocres, et des é tudiants comme moi.

Un minimum d'excitation alcoolique é tait de rigueur et le vieux Pilade, gardant ses jé roboams de blanc pour les traminots et les clients les plus aristocratiques, avait remplacé le soda et l'amer Ramazzotti par une petite moustille AOC, pour les intellectuels dé mocrates, et du Johnnie Walker pour les ré volutionnaires. Je pourrais é crire l'histoire politique de ces anné es‑ là en enregistrant les temps et les maniè res dont l'on passa graduellement de l'é tiquette rouge au Ballantine de douze ans d'â ge et enfin au malt.

Avec l'arrivé e du nouveau public, Pilade avait laissé tomber le vieux billard, où peintres et traminots se lanç aient des dé fis à coups de boules, mais il avait installé aussi un flipper.

Une bille durait trè s peu avec moi et au dé but je croyais que c'é tait par distraction, ou par insuffisante agilité manuelle. Et puis j'ai compris la vé rité des anné es aprè s, en voyant jouer Lorenza Pellegrini. D'abord, je ne l'avais pas remarqué e, mais je l'ai azimuté e un soir en suivant le regard de Belbo.

 

Belbo avait une faç on d'ê tre au bar comme s'il se trouvait là de passage (il y é tait chez lui depuis au moins dix ans). Il intervenait souvent dans les conversations, au zinc ou à une table, mais presque toujours pour lancer une boutade qui gelait les enthousiasmes, quel que fû t le sujet de la discussion. Il les gelait aussi par une autre technique, en posant une question. Quelqu'un racontait un fait, entraî nant à fond la compagnie, et Belbo regardait l'interlocuteur de ses yeux glauques, toujours un peu distraits, tenant son verre à la hauteur de sa hanche, comme s'il avait depuis longtemps oublié de boire, et il demandait: « Mais vraiment, c'est arrivé comme ç a? » Ou bien: « Mais, sans plaisanter, il a dit ç a? » Je ne sais ce qui se passait alors, mais chacun se prenait à douter de l'histoire, y compris le conteur. Ce devait ê tre sa cadence pié montaise qui rendait interrogatives ses affirmations, et moqueuses ses interrogations. Chez Belbo, cette faç on de parler sans trop regarder l'interlocuteur dans les yeux, sans pour autant le fuir du regard, trahissait le Pié montais. Le regard de Belbo n'é ludait pas le dialogue. Se dé plaç ant simplement, fixant à l'improviste des convergences de parallè les à quoi vous n'aviez pas prê té attention, en un point impré cis de l'espace, il vous donnait la sensation que, jusqu'alors, vous aviez fixé, obtus, l'unique point insignifiant.

Mais ce n'é tait pas rien que son regard. D'un geste, d'une seule interjection, Belbo avait le pouvoir de vous placer ailleurs. En somme, supposons que vous vous escrimiez pour dé montrer que Kant avait ré ellement accompli la ré volution copernicienne de la philosophie moderne, et que vous jouiez votre destin sur cette affirmation. Belbo, assis devant vous, pouvait tout à coup se regarder les mains, ou fixer son genou, ou entrefermer les paupiè res en é bauchant un sourire é trusque, ou rester quelques secondes bouche ouverte, les yeux au plafond, et puis, avec un lé ger balbutiement: « Certes, certes ce Kant... » Ou bien, s'il s'engageait plus explicitement dans un attentat au systè me entier de l'idé alisme transcendantal: « Euh! Au fond aura‑ t‑ il vraiment voulu foutre un tel bordel... » Puis il vous observait avec sollicitude, comme si vous, et non lui, aviez rompu le charme, et il vous encourageait: « Mais dites, dites Car derriè re tout ç a, certes, il y a... il y a quelque chose qui... L'homme avait du talent. »

Parfois, quand il é tait au comble de l'indignation, il ré agissait avec inconvenance. Et comme la seule chose qui pû t l'indigner c'é tait l'inconvenance d'autrui, en retour son inconvenance é tait tout inté rieure, et ré gionale. Il serrait les lè vres, levait d'abord les yeux au ciel, puis baissait lentement son regard, et la tê te, et il disait à mi‑ voix: « Mais gavte la nata. » Pour qui ne connaî trait pas cette expression pié montaise, quelquefois il expliquait: « Mais gavte la nata, ô te ton bouchon. On le dit de qui est enflé de soi‑ mê me. On suppose qu'il tient dans cette condition à la posture anormale grâ ce à la pression d'un bouchon enfoncé dans le derriè re. S'il se l'enlè ve, pffffiiisk, il revient à son humaine condition. »

 

Ces interventions avaient la proprié té de vous faire percevoir la vanité du tout, et j'en é tais fasciné. Mais j'en tirais une leç on erroné e, car je les choisissais comme modè le de suprê me mé pris pour la banalité des vé rité s d'autrui.

A pré sent seulement, aprè s que j'ai violé, avec les secrets d'Aboulafia, l'â me de Belbo, je sais que ce qui me semblait à moi dé senchantement, et que j'é rigeais en principe de vie, é tait pour lui une forme de la mé lancolie. Son libertinisme intellectuel dé primé cachait une soif dé sespé ré e d'absolu. Difficile de le comprendre à premiè re vue, parce que Belbo compensait les moments de fuite, hé sitation, dé tachement, par des moments de conversation affable et dé tendue où il s'amusait à produire des alternatives absolues, avec hilare mé cré ance. C'é tait l'é poque où il construisait avec Diotallevi des manuels de l'impossible, des mondes à l'envers, des té ratologies bibliographiques. Et de le voir ainsi, d'une loquacité si enthousiaste dans la construction de sa Sorbonne rabelaisienne, empê chait de comprendre combien le tourmentait son exil de la faculté de thé ologie, la vraie.

Je le compris aprè s en avoir effacé moi‑ mê me l'adresse, tandis que lui l'avait perdue, et ne s'en consolait pas.

 

Dans les files d'Aboulafia j'ai trouvé quantité de pages d'un pseudo‑ journal intime que Belbo avait confié au secret des disquettes, sû r ainsi de ne pas trahir sa vocation, tant de fois ré ité ré e, de simple spectateur du monde. Certaines portent une date reculé e, où il avait é videmment transcrit d'anciennes notes, par nostalgie, ou bien parce qu'il pensait les recycler d'une maniè re ou d'une autre. D'autres appartiennent à ces derniè res anné es, depuis l'é poque où il avait eu Abou entre les mains. Il é crivait par jeu mé canique, pour ré flé chir en solitaire sur ses propres erreurs, il s'imaginait ne pas « cré er » parce que la cré ation, mê me si elle produit l'erreur, se donne toujours pour l'amour de quelqu'un qui n'est pas nous. Mais Belbo, sans s'en apercevoir, é tait en train de passer de l'autre cô té de la sphè re. Il cré ait, et il eû t mieux valu qu'il ne l'ait jamais fait: son enthousiasme pour le Plan est né de ce besoin d'é crire un Livre, fû t‑ il seulement, exclusivement, fé rocement fait d'erreurs intentionnelles. Tant que vous vous contractez dans votre vide, vous pouvez encore penser ê tre en contact avec l'Un, mais dè s que vous patrouillez de la glaise, fû t‑ elle é lectronique, vous voilà dé jà devenu un dé miurge, et qui s'engage à faire un monde s'est dé jà compromis avec l'erreur et avec le mal.

 

 

FILENAME: TROIS FEMMES AUTOUR DU CŒ UR...  

C'est comme ç a: toutes les femmes que j'ai rencontré es se dressent aux horizons – avec les gestes piteux et les regards tristes des sé maphores sous la pluie...

Tu vises haut, Belbo. Premier amour, la Trè s Sainte Vierge. Maman qui chante en me tenant dans son giron comme si elle me berç ait quand dé sormais je n'ai plus besoin de berceuses mais je demandais qu'elle chantâ t parce que j'aimais sa voix et le parfum de lavande de son sein: « Ô ma Reine de l'Empyré e – toute pure, toute belle – toi é pouse, servante, pucelle – toi la mè re du Ré dempteur. »

Normal: la premiè re femme de ma vie ne fut pas mienne – comme du reste elle ne fut à personne, par dé finition. Je suis tombé tout de suite amoureux de l'unique femme capable de faire tout sans moi.

Puis Marilena (Marylena? Mary Lena? ). Dé crire lyriquement le cré puscule, les cheveux d'or, le grand nœ ud bleu, moi dressé le nez en l'air devant le banc, elle qui marche en é quilibre sur le rebord du dossier, les bras ouverts pour faire balancier à ses oscillations (dé licieuses extra‑ systoles), la jupe qui volette, lé gè re, autour de ses cuisses roses. Tout en haut, impossible à atteindre.

Esquisse: le soir mê me ma mè re qui est en train de saupoudrer de talc les chairs roses de ma sœ ur, moi qui demande quand lui sortira enfin son robinet, ma mè re qui ré vè le que le robinet ne sort pas aux filles, qui restent comme ç a. Moi tout à coup je revois Mary Lena, et le blanc de ses culottes qu'on apercevait sous la jupe bleue qui flottait, et je comprends qu'elle est blonde et altiè re et inaccessible parce qu'elle est diffé rente. Aucun rapport possible, elle appartient à une autre race.

Troisiè me femme aussitô t perdue dans l'abî me où elle sombre. Elle vient de mourir dans le sommeil, pâ le Ophé lie au milieu des fleurs de son cercueil virginal, tandis que le prê tre ré cite les priè res des dé funts, soudain elle se dresse droite sur le catafalque, l'air renfrogné, blanche, vengeresse, le doigt tendu, la voix caverneuse: « Pè re, ne priez pas pour moi. Cette nuit, avant de m'endormir, j'ai conç u une pensé e impure, la seule de ma vie, et maintenant je suis damné e. » Retrouver le livre de la premiè re communion. Il y avait l'illustration ou j'ai tout fait tout seul? Certes, elle é tait morte en pensant à moi, la pensé e impure c'é tait moi qui dé sirais Mary Lena intouchable parce que d'une autre espè ce, d'un autre destin. Je suis coupable de sa damnation, je suis coupable de la damnation de quiconque se damne, juste que je n'aie pas eu les trois femmes: c'est la punition pour les avoir voulues.

Je perds la premiè re car elle est au paradis, la deuxiè me car elle envie au purgatoire le pé nis qu'elle n'aura jamais, et la troisiè me parce qu'en enfer. Thé ologiquement parfait. Dé jà é crit.

Mais il y a l'histoire de Cecilia et Cecilia est sur la terre. Je pensais à elle avant de m'endormir, je montais sur la colline pour aller chercher le lait à la ferme et, tandis que les partisans tiraient de la colline d'en face sur le poste de contrô le, je me voyais accourir pour la sauver, la libé rant d'une nué e de brigands noirs qui la poursuivaient, la mitraillette brandie... Plus blonde que Mary Lena, plus inquié tante que la jeune fille du sarcophage, plus pure et servante que la vierge. Cecilia vivante et inaccessible, il suffisait d'un rien et j'aurais pu mê me lui parler, j'avais la certitude qu'elle pouvait aimer quelqu'un de ma race, c'est si vrai qu'elle l'aimait, il s'appelait Papi, avait des cheveux blonds hirsutes sur un crâ ne minuscule, un an de plus que moi, et un saxophone. Et moi pas mê me une trompette. Je ne les avais jamais vus ensemble, mais tous à l'oratoire chuchotaient entre coups de coude et petits rires qu'ils faisaient l'amour. Ils mentaient sû rement, ces petits paysans lascifs comme des chè vres. Ils voulaient me faire comprendre qu'elle (reine, servante, é pouse, pucelle) é tait tellement accessible que quelqu'un y avait eu accè s. En tout cas – quatriè me cas – moi hors jeu.

On é crit un roman sur une histoire de ce genre? Peut‑ ê tre devrais‑ je l'é crire sur les femmes qui fuient parce que je n'ai pas pu les avoir. Ou j'aurais pu. Les avoir. Ou c'est la mê me histoire.

Bref, quand on ne sait mê me pas de quelle histoire il s'agit, mieux vaut corriger les livres de philosophie.

 

– 9 –

Dans la main droite, elle serrait une trompette d'or.

Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetezner, 1616, 1.

Je trouve dans ce file la mention d'une trompette. Avant‑ hier, dans le pé riscope, je ne savais pas encore combien c'é tait important. Je n'avais qu'une ré fé rence, fort pâ le et marginale.

Au cours des longs aprè s‑ midi aux é ditions Garamond, Belbo, accablé par un manuscrit, levait parfois les yeux des feuillets et cherchait à me distraire moi aussi, qui pouvais ê tre en train de mettre en page sur la table d'en face de vieilles gravures de l'Exposition universelle, et il se laissait aller à quelque nouvelle é vocation – prenant soin de faire tomber le rideau, à peine il soupç onnait que je le prenais trop au sé rieux. Il é voquait son propre passé, mais seulement à titre d'exemplum, pour châ tier une vanité quelconque. « Je me demande vers quelle fin nous allons, avait‑ il dit un jour.

– Vous parlez du dé clin de l'Occident?

– Il dé cline? Aprè s tout c'est son mé tier, qu'en dites‑ vous? Non, je parlais de ces gens qui é crivent. Troisiè me manuscrit en une semaine, un sur le droit byzantin, un sur le Finis Austriae et le troisiè me sur les sonnets de Baffo. Ce sont des choses bien diffé rentes, ne dirait‑ on pas?

– On dirait.

– Bien, l'auriez‑ vous dit que dans tous les trois apparaissent à un certain point le Dé sir et l'Objet d'Amour? C'est une mode. Je le comprends encore pour Baffo l'é rotique, mais le droit byzantin...

– Jetez donc au panier.

– Mais non, ce sont des travaux dé jà complè tement financé s par le CNR, et puis ils ne sont pas mal. Tout au plus j'appelle ces trois‑ là et je leur demande s'ils peuvent faire sauter ces lignes. Ils ont l'air malin eux aussi.

– Et quel peut ê tre l'objet d'amour dans le droit byzantin?

– Oh, il y a toujours moyen de le faire entrer. Naturellement si dans le droit byzantin il y avait un objet d'amour, ce n'est pas celui que dit le type. Ce n'est jamais celui‑ là.

– Celui‑ là lequel?

– Celui qu'on croit. Une fois, je devais avoir cinq ou six ans, j'ai rê vé que j'avais une trompette. Doré e. Vous savez, un de ces rê ves où l'on sent couler le miel dans ses veines, une sorte de pollution nocturne, comme peut en avoir un impubè re. Je ne crois pas avoir jamais é té aussi heureux que dans ce rê ve. Jamais plus. Au ré veil, naturellement je me suis aperç u qu'il n'y avait pas de trompette et je me suis mis à pleurer comme un veau. J'ai pleuré toute la journé e. Vrai, ce monde de l'avant‑ guerre, ce devait ê tre en 38, é tait un monde pauvre. Aujourd'hui, si j'avais un fils et que je le voyais aussi dé sespé ré je lui dirais allons, je t'achè te une trompette – il s'agissait d'un jouet, il ne devait pas coû ter une fortune. Ç a n'a mê me pas effleuré l'esprit de mes parents. Dé penser, à l'é poque, é tait une chose sé rieuse. Et c'é tait une chose sé rieuse que d'é duquer les gamins à ne pas avoir tout ce qu'on veut. Je n'aime pas la soupe au chou, disais‑ je – et c'é tait vrai, mon Dieu, les choux dans la soupe me dé goû taient. Ils ne disaient pas d'accord, pensez‑ vous, pour aujourd'hui tu sautes la soupe et tu ne prends que le plat de ré sistance (nous n'é tions pas pauvres, nous avions entré e, plat principal et fruit). Nenni monsieur, on mange ce qu'il y a sur la table. Comme solution de compromis, grand‑ mè re se mettait plutô t à enlever les petits choux de mon assiette, un par un, vermisseau par vermisseau, bavochure par bavochure, et il me fallait alors manger la soupe é puré e, plus dé gueulasse qu'avant, et c'é tait dé jà une concession que mon pè re dé sapprouvait.

– Mais la trompette? »

Il m'avait regardé, hé sitant: « Pourquoi la trompette vous inté resse‑ t‑ elle tant?

– Moi, non. C'est vous qui m'avez parlé de trompette à propos de l'objet d'amour qui à la fin n'est pas le bon...

– La trompette... Ce soir‑ là devaient arriver mon oncle et ma tante de ***, ils n'avaient pas d'enfant et j'é tais leur neveu pré fé ré. Ils me voient pleurer sur ce fantô me de trompette et disent qu'ils vont tout arranger, eux, le lendemain nous irions au Monoprix où il y avait tout un pré sentoir de jouets, une merveille, et j'y trouverais la trompette que je voulais. J'ai passé la nuit sans dormir, et j'ai piaffé toute la matiné e suivante. L'aprè s‑ midi nous allons au Monoprix, et il y avait au moins trois types de trompettes, ce devaient ê tre des bricoles en fer‑ blanc mais qui à moi me semblaient des cuivres dignes d'une fosse d'orchestre. Il y avait un cornet militaire, un trombone à coulisse et une pseudo‑ trompette, parce qu'elle avait une embouchure et qu'elle é tait en or tout en é tant munie des touches du saxophone. Je ne savais laquelle choisir et j'y ai mis peut‑ ê tre trop de temps. Je les voulais toutes et j'ai donné l'impression de n'en vouloir aucune. Pendant ce temps je crois que mon oncle et ma tante avaient regardé les é tiquettes des prix. Ils n'é taient pas radins, mais j'ai eu l'impression qu'ils trouvaient moins chè re une clarinette en baké lite, toute noire, avec des clefs en argent. " Tu n'aimerais pas plutô t celle‑ ci? " m'ont‑ ils demandé. Je l'ai essayé e, elle bê lait de maniè re raisonnable, je faisais tout pour me convaincre qu'elle é tait trè s belle, mais en vé rité je me prenais à penser que si mon oncle et ma tante voulaient que je choisisse la clarinette, c'é tait parce qu'elle coû tait moins cher, la trompette devait valoir les yeux de la tê te et je ne pouvais pas leur imposer ce sacrifice. On m'avait toujours appris que quand on t'offre une chose qui te plaî t tu dois aussitô t dire non merci, et pas qu'une fois, ne pas dire non merci et tendre tout de suite la main, mais attendre que le donateur insiste, qu'il dise je t'en prie. Alors seulement l'enfant bien é levé cè de. Ainsi j'ai dit que je ne savais pas si je voulais la trompette, que peut‑ ê tre la clarinette serait aussi bien, si eux pré fé raient. Et je les observais par en dessous, espé rant qu'ils insisteraient. Ils n'ont pas insisté, Dieu ait leur â me. Ils furent trè s heureux de m'acheter la clarinette, vu – dirent‑ ils – que je la pré fé rais. Il é tait trop tard pour revenir en arriè re. J'ai eu ma clarinette. »

Il m'avait regardé avec soupç on: « Vous voulez savoir si j'ai encore rê vé à la trompette?

– Non, dis‑ je, je veux savoir quel é tait l'objet d'amour.

– Ah, dit‑ il en se remettant à feuilleter le manuscrit, voyez‑ vous, vous aussi vous ê tes obsé dé par cet objet d'amour. Ces histoires on peut les manipuler comme on veut. Ma foi... Et si en fin de compte j'avais eu ma trompette? Aurais‑ je é té vraiment heureux? Qu'en dites‑ vous, Casaubon?

– Vous auriez sans doute rê vé à la clarinette.

– Non, avait‑ il conclu d'un ton sec. La clarinette, je l'ai seulement eue. Je ne crois pas en avoir jamais touché les clefs.

– Les clefs du songe ou les clefs du son?

– Du son », dit‑ il en scandant les mots et, je ne sais pourquoi, j'eus l'impression d'ê tre un petit plaisantin.

 

– 10 –

Et enfin on n'infè re kabbalistiquement rien d'autre de vinum que VIS NUMerorum, et de ces nombres dé pend cette Magie.

Cesare DELLA RIVIERA, Il Mondo Magico degli Eroi, Mantova, Osanna, 1603, pp. 65‑ 66.

Mais je parlais de ma premiè re rencontre avec Belbo. Nous nous connaissions de vue, deux ou trois boutades é changé es chez Pilade, je ne savais pas grand‑ chose de lui, sauf qu'il travaillait chez Garamond, et des livres Garamond j'en avais eu quelques‑ uns entre les mains à l'université. Petit é diteur, mais sé rieux. Un jeune homme qui va mettre un point final à sa thè se est toujours attiré par quelqu'un qui travaille pour une maison d'é dition culturelle.

« Et vous, qu'est‑ ce que vous faites? » m'avait‑ il demandé un soir que nous nous é tions tous les deux appuyé s à l'extrê me bout du comptoir de zinc, pressé s par la foule des grandes occasions. C'é tait l'é poque où tout le monde se tutoyait, les é tudiants disaient tu aux professeurs et les professeurs aux é tudiants. Sans parler de la population de Pilade: « Paie‑ moi à boire », disait l'é tudiant en duffle‑ coat au ré dacteur en chef du grand quotidien. On avait l'impression de se trouver à Saint‑ Pé tersbourg aux temps du jeune Sklovski. Tous des Maï akovski et pas un Jivago. Belbo ne se dé robait pas au tu gé né ralisé, mais il é tait é vident qu'il en faisait un usage comminatoire, par mé pris. Il tutoyait pour montrer qu'il ré pondait à la vulgarité par la vulgarité, mais qu'il existait un abî me entre traiter en familier et ê tre un familier. Je le vis tutoyer avec affection, ou avec passion, peu de fois et peu de personnes, Diotallevi, quelques femmes. S'il estimait quelqu'un, sans le connaî tre depuis longtemps, il le vouvoyait. C'est ce qu'il fit avec moi pendant tout le temps que nous travaillâ mes ensemble, et j'appré ciai le privilè ge.



  

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