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FILENAME : ABOU 2 страница



– Tu es en train de tricher pour m'impressionner. J'ai lu moi aussi ton Sefer Jesirah. Les lettres fondamentales sont au nombre de vingt‑ deux et avec celles‑ là, et seulement avec celles‑ là, Dieu forma toute la cré ation.

– Pour l'instant ne t'essaie pas aux sophismes, parce que si tu entres dans cet ordre de grandeur, si au lieu de vingt‑ sept à la vingt‑ septiè me tu fais vingt‑ deux à la vingt‑ deuxiè me, tu totalises quand mê me quelque chose comme trois cent quarante milliards de milliards de milliards. Pour ta mesure humaine, quelle diffé rence cela fait? Mais sais‑ tu bien que si tu devais compter un, deux, trois et ainsi de suite, un nombre à la seconde, pour arriver à un milliard, et je parle d'un tout petit milliard, tu y mettrais presque trente‑ deux ans? Mais la chose est plus complexe que tu ne crois et la Kabbale ne se ré duit pas au Sefer Jesirah. Et moi je vais te dire pourquoi une bonne permutation de la Torah doit se servir des vingt‑ sept lettres au complet. Il est vrai que, si dans le cours d'une permutation les cinq finales devaient tomber dans le corps du mot, elles se transformeraient dans leur é quivalent normal. Mais il n'en va pas toujours ainsi. Dans Isaï e neuf, six, sept, le mot LMRBH, Lemarbah–qui, comme par hasard, veut dire multiplier –, est é crit avec la mem finale au milieu.

– Et pourquoi?

– Parce que chaque lettre correspond à un nombre et que la mem normale vaut quarante tandis que la mem finale vaut six cents. La Temurah n'est pas en jeu, qui t'apprend à permuter, mais la Gé matria, qui trouve de sublimes affinité s entre le mot et sa valeur numé rique. Avec la mem finale le mot LMRBH ne vaut pas 277 mais bien 837, et il é quivaut ainsi à " ThThZL, Thath Zal ", qui signifie " celui qui donne à profusion ". Tu vois donc qu'il faut tenir compte des vingt‑ sept lettres au complet, car ce n'est pas seulement le son qui compte mais aussi le nombre. Et alors revenons à mon calcul: il y a plus de quatre cents milliards de milliards de milliards de milliards de permutations. Et tu sais combien il faudrait pour toutes les essayer, une par seconde, en admettant qu'une machine, certes pas la tienne, petite et misé rable, pû t le faire? Avec une combinaison à la seconde, tu y mettrais sept milliards de milliards de milliards de milliards de minutes, cent vingt‑ trois millions de milliards de milliards de milliards d'heures, un peu plus de cinq millions de milliards de milliards de milliards de jours, quatorze mille milliards de milliards de milliards d'anné es, cent quarante milliards de milliards de milliards de siè cles, quatorze milliards de milliards de milliards de millé naires. Et si j'avais un calculateur capable d'essayer un million de combinaisons à la seconde, ah, pense combien de temps tu gagnerais: ton boulier é lectronique s'en tirerait en quatorze mille milliards de milliards de millé naires! Mais en vé rité le vrai nom de Dieu, le nom secret, est long comme la Torah tout entiè re et il n'est de machine au monde qui puisse en é puiser les permutations, car la Torah est dé jà en soi le ré sultat d'une permutation avec ré pé titions des vingt‑ sept lettres, et l'art de la Temurah ne te dit pas que tu dois permuter les vingt‑ sept lettres de l'alphabet mais tous les signes de la Torah, où chaque signe vaut à l'instar d'une lettre à part, mê me s'il apparaî t un nombre infini d'autres fois dans d'autres pages, comme pour dire que les deux he du nom de Ihvh valent comme deux lettres diffé rentes. A telle enseigne que, si tu voulais calculer les permutations possibles de tous les signes de la Torah entiè re, tous les zé ros du monde ne te suffiraient pas. Essaie, essaie avec ta misé rable petite machine pour experts‑ comptables. La Machine existe, certes, mais elle n'a pas é té produite dans ta vallé e de la silicone, c'est la sainte Kabbale ou Tradition, et les rabbins font depuis des siè cles ce qu'aucune machine ne pourra jamais faire et, espé rons‑ le, ne fera jamais. Parce que, à supposer la combinatoire é puisé e, le ré sultat devrait rester secret et, en tout cas, l'univers cesserait son cycle – et nous, nous resplendirions, oublieux, dans la gloire du grand Mé tatron.

 

– Amen », disait Jacopo Belbo.

Mais dè s cette é poque, Diotallevi le poussait vers ces vertiges, et j'aurais dû en tenir compte. Combien de fois n'avais‑ je pas vu Belbo, aprè s les heures de bureau, tenter des programmes qui lui permissent de vé rifier les calculs de Diotallevi, pour lui montrer qu'au moins son Abou lui disait la vé rité en quelques secondes, sans devoir calculer à la main, sur des parchemins jaunis, avec des systè mes numé riques pré diluviens qui, faç on de parler, pouvaient bien mê me ne pas connaî tre le zé ro? En vain, Abou aussi ré pondait, jusqu'où il pouvait arriver, par notation exponentielle, et Belbo ne parvenait pas à humilier Diotallevi avec un é cran qui se remplirait de zé ros à l'infini, pâ le imitation visuelle de la multiplication des univers combinatoires et de l'explosion de tous les mondes possibles...

 

Mais à pré sent, aprè s tout ce qui é tait arrivé, et avec la gravure rose‑ croix sous le nez, impossible que Belbo n'eû t pas repensé, dans sa recherche d'un password, à ces exercices sur le nom de Dieu. Il aurait dû cependant jouer sur des nombres tels que trente‑ six ou cent vingt, s'il s'avé rait, comme je le conjecturais, qu'il é tait obsé dé par ces chiffres. Et donc il ne pouvait avoir combiné les quatre lettres hé braï ques parce que, il le savait, quatre pierres construisent seulement vingt‑ quatre maisons.

Il aurait pu jouer sur la transcription italienne, qui contient mê me deux voyelles. Avec six lettres il avait à sa disposition sept cent vingt permutations. Il aurait eu des ré pé titions: mais Diotallevi avait dit aussi que les deux he comptent pour deux lettres diffé rentes. Il aurait pu choisir la trente‑ sixiè me ou la cent vingtiè me.

J'é tais arrivé chez lui vers onze heures, il é tait une heure. Il fallait que je compose un programme par anagrammes de six lettres, et il suffisait de modifier celui qui é tait dé jà prê t pour quatre.

J'avais besoin d'une goulé e d'air. Je descendis dans la rue, m'achetai de quoi manger et une autre bouteille de whisky.

Je remontai, abandonnai les sandwiches dans un coin, passai tout de suite au whisky, mis le disque‑ systè me Basic, composai le programme pour les six lettres – avec les erreurs habituelles, et il me fallut une bonne demi‑ heure, mais vers deux heures et demie le programme tournait et l'é cran faisait dé filer devant mes yeux les sept cent vingt noms de Dieu.

 

 

 

Je pris dans mes mains les feuillets de l'imprimante, sans les dé tacher, comme si je consultais le rouleau de la Torah originelle. J'essayai avec le nom numé ro trente‑ six. Le noir complet. Une derniè re gorgé e de whisky et puis, les doigts hé sitants, je tentai avec le nom numé ro cent vingt. Rien.

J'aurais voulu mourir. Et pourtant j'é tais dé sormais Jacopo Belbo et Jacopo Belbo devait avoir pensé comme je pensais moi maintenant. Je devais avoir commis une erreur, une erreur tout à fait idiote, une erreur de rien du tout. J'é tais à un pas de la solution, peut‑ ê tre Belbo, pour des raisons qui m'é chappaient, avait‑ il compté en partant du bas?

Casaubon, imbé cile – me dis‑ je. Bien sû r, du bas. Autrement dit, de droite à gauche. Belbo avait mis dans le computer le nom de Dieu translitté ré en lettres latines, avec les voyelles, certes, mais puisque le mot é tait hé breu, il l'avait é crit de droite à gauche. Son input n'avait pas é té IAHVEH – comment n'y avoir pas pensé plus tô t – mais bien HEVHAI. Normal, alors, que l'ordre des permutations s'invertî t.

Je devais donc compter du bas. J'essayai de nouveau l'un et l'autre nom.

Il ne se passa rien.

Je m'é tais trompé de bout en bout. Je m'é tais entê té sur une hypothè se é lé gante mais fausse. Cela arrive aux meilleurs savants.

Non, pas aux meilleurs savants. A tous. N'avions‑ nous pas observé, juste un mois avant, que, ces derniers temps, trois romans au moins é taient sortis, où le protagoniste cherchait dans le computer le nom de Dieu? Belbo n'aurait pas é té aussi banal. Et puis, allons! quand on choisit un mot de passe on choisit quelque chose qu'on se rappelle facilement, qui se tape spontané ment au clavier, presque d'instinct. Pensez donc, IHVHEA! Il aurait dû ensuite faire pré valoir le Notarikon sur la Temurah, et inventer un acrostiche pour se rappeler le mot. Que sais‑ je: Imelda, Hé roï que, Venge Hiram Ehonté ment Assassiné...

Et puis pourquoi Belbo devait‑ il penser dans les termes kabbalistiques de Diotallevi? Il é tait obsé dé par le Plan, et nous avions mis tant d'autres composantes dans le Plan, les Rose‑ Croix, la Synarchie, les Homuncules, le Pendule, la Tour, les Druides, l'Ennoï a...

L'Ennoï a... Je songeai à Lorenza Pellegrini. J'allongeai la main et retournai la photographie que j'avais censuré e. Je cherchai à refouler une pensé e importune, le souvenir de ce soir‑ là, dans le Pié mont... J'approchai la photo et lus la dé dicace. Qui disait: « Car je suis la premiè re et la derniè re. Je suis l'honoré e et l'abhorré e. Je suis la prostitué e et la sainte. Sophia. »

Cela s'é tait sans doute passé aprè s la fê te chez Riccardo. Sophia, six lettres. Mais pourquoi donc fallait‑ il les anagrammer? C'é tait moi qui pensais de faç on alambiqué e. Belbo aime Lorenza, il l'aime justement parce qu'elle est comme elle est, et elle est Sophia – et en songeant qu'elle, à ce moment‑ là, va savoir... Non, au contraire, Belbo pense de faç on beaucoup plus alambiqué e. Me revenaient en mé moire les paroles de Diotallevi: « Dans la deuxiè me sefira, l'Aleph té né breux se change en l'Aleph lumineux. Du Point Obscur jaillissent les lettres de la Torah, le corps ce sont les consonnes, le souffle les voyelles, et elles accompagnent ensemble la cantilè ne du dé vot. Quand la mé lodie des signes se meut, se meuvent avec elle les consonnes et les voyelles. Il en surgit Hokhma, la Sagesse, la Science, l'idé e primordiale où tout est contenu comme dans un é crin, prê t à se dé ployer dans la cré ation. Dans Hokhma est contenue l'essence de tout ce qui suivra... »

Et qu'é tait Aboulafia, avec sa ré serve secrè te de files? L'é crin de ce que Belbo savait, ou croyait savoir, sa Sophia. Il choisit un nom secret pour pé né trer dans les profondeurs d'Aboulafia, l'objet avec quoi il fait l'amour (l'unique) mais ce faisant, il pense simultané ment à Lorenza, il voudrait pé né trer dans le cœ ur de Lorenza et comprendre, de mê me qu'il peut pé né trer dans le cœ ur d'Aboulafia, il veut qu'Aboulafia soit impé né trable à tous les autres de mê me que Lorenza lui est impé né trable, il s'imagine garder, connaî tre et conqué rir le secret de Lorenza de mê me qu'il possè de celui d'Aboulafia...

J'é tais en train d'inventer une explication et je m'imaginais qu'elle é tait vraie. Comme pour le Plan: je prenais mes dé sirs pour la ré alité.

Mais comme j'é tais ivre, je me remis au clavier et tapai SOPHIA. La machine me redemanda poliment: « Tu as le mot de passe? » Machine idiote, mê me à la pensé e de Lorenza tu n'es pas saisie d'é motion.

 

– 6 –

Judá Leó n se dio a permutaciones De letras y a complejas variaciones Y alfin pronunciô el Nombre que es la Clave, La Puerta, el Eco, el Hué sped y el Palacio...

J. L. BORGES, El Golem.

Alors, par haine envers Aboulafia, à l'é niè me obtuse demande (« Tu as le mot de passe? ») je ré pondis: « Non. »

 

L'é cran commenç a à se remplir de mots, de lignes, d'indices, d'une cataracte de propos.

J'avais violé le secret d'Aboulafia.

J'é tais si excité par ma victoire que je ne me suis pas mê me demandé pourquoi Belbo avait pré cisé ment choisi ce mot. A pré sent je le sais, et je sais que lui, en un moment de lucidité, avait compris ce que je comprends à pré sent. Mais jeudi je ne pensai qu'à une chose: j'avais gagné.

Je me mis à danser, à battre des mains, à chanter une chanson de corps de garde. Puis je m'arrê tai et allai dans la salle de bains pour me laver la figure. Je revins et mis à l'impression en premier lieu le dernier file, celui que Belbo avait é crit avant sa fuite à Paris. Ensuite, tandis que l'imprimante craquetait, implacable, je me mis à manger comme un goinfre, et à boire encore.

Lorsque l'imprimante s'arrê ta, je lus, et j'en fus bouleversé, et je n'é tais pas encore capable de dé cider si je me trouvais devant des ré vé lations extraordinaires ou le té moignage d'un dé lire. Que savais‑ je, au fond, de Jacopo Belbo? Qu'avais‑ je compris de lui au cours des deux anné es où j'avais é té à ses cô té s presque chaque jour? De quelle confiance pouvais‑ je cré diter le journal d'un homme qui, de son propre aveu, é crivait en des circonstances exceptionnelles, obnubilé par l'alcool, par le tabac, par la terreur, pendant trois jours coupé de tout contact avec le monde?

 

La nuit é tait tombé e dé sormais, la nuit du vingt et un juin. Mes yeux pleuraient. Depuis le matin je fixais cet é cran et la fourmiliè re de points produite par l'imprimante. Que fû t vrai ou faux ce que j'avais lu, Belbo avait dit qu'il té lé phonerait le matin suivant. Je devais l'attendre ici. La tê te me tournait.

J'allai en vacillant dans la chambre à coucher et me laissai tomber tout habillé sur le lit encore dé fait.

 

Je me ré veillai vers huit heures d'un sommeil profond, visqueux, et au dé but je ne me rendais pas compte où j'é tais. Heureusement, il é tait resté une boî te de café, et je m'en fis plusieurs tasses. Le té lé phone ne sonnait pas, je n'osais pas descendre pour acheter quelque chose, craignant que Belbo n'appelâ t juste à ce moment‑ là.

Je revins à la machine et commenç ai à imprimer les autres disques, dans l'ordre chronologique. Je trouvai des jeux, des exercices, des comptes rendus d'é vé nements dont j'é tais au courant mais, ré fracté s par la vision privé e de Belbo, ces é vé nements aussi m'apparaissaient maintenant dans une lumiè re diffé rente. Je trouvai des morceaux de journal intime, de confessions, d'é bauches de tentatives romanesques enregistré es avec la susceptibilité amè re de celui qui les sait dé jà voué es à l'insuccè s. Je trouvai des notes, des portraits de personnes que je me rappelais aussi mais qui à pré sent prenaient une autre physionomie – je voudrais dire plus sinistre, ou é tait‑ ce seulement mon regard qui se faisait plus sinistre, ma faç on de recomposer des allusions fortuites en une terrible mosaï que finale?

Et surtout j'ai trouvé un file entier qui ne rassemblait que des citations. Tiré es des lectures les plus ré centes de Belbo, je les reconnaissais à premiè re vue, et combien de textes analogues n'avions‑ nous pas lus ces mois‑ là... Elles é taient numé roté es: cent vingt. Le nombre n'é tait pas fortuit, ou bien la coï ncidence é tait inquié tante. Mais pourquoi celles‑ ci et pas d'autres?

Maintenant je ne peux relire les textes de Belbo, et l'histoire entiè re qu'ils me remettent en esprit, qu'à la lumiè re de ce file. J'é grè ne ces excerpta comme les grains d'un chapelet hé ré tique, et cependant je m'aperç ois que certains d'entre eux auraient pu constituer, pour Belbo, une alarme, une piste de sauvegarde.

Ou est‑ ce moi qui ne parviens plus à distinguer le bon conseil de la dé rive du sens? Je cherche à me convaincre que ma relecture est la bonne, mais pas plus tard que ce matin quelqu'un m'a pourtant dit, à moi et pas à Belbo, que j'é tais fou.

La lune monte lentement à l'horizon, au‑ delà du Bricco. La grande maison est habité e par d'é tranges bruissements, peut‑ ê tre des vers rongeurs, des rats, ou le fantô me d'Adelino Canepa... Je n'ose parcourir le couloir, je suis dans le bureau de l'oncle Carlo, et je regarde par la fenê tre. De temps en temps je vais sur la terrasse, pour surveiller si quelqu'un s'approche en montant la colline. J'ai l'impression d'ê tre dans un film, quelle peine: « Ils vont venir... »

 

 

Et pourtant la colline est si calme, cette nuit, dé sormais nuit d'é té.

 

 

Combien plus aventureuse, incertaine, dé mente, la reconstitution que je tentais, pour tromper le temps, et pour me garder bien vivant, l'autre soir, de cinq à dix heures, droit dans le pé riscope, tandis que pour me faire circuler le sang je bougeais lentement et mollement les jambes, comme si je suivais un rythme afro‑ bré silien.

Repenser aux derniè res anné es en m'abandonnant au roulis ensorceleur des « atabaques »... Peut‑ ê tre pour accepter la ré vé lation que nos divagations, commencé es comme un ballet mé canique, maintenant, dans ce temple de la mé canique, se seraient transformé es en rite, possession, apparition et domination de l'Exu?

 

L'autre soir, dans le pé riscope, je n'avais aucune preuve que ce que m'avait ré vé lé l'imprimante é tait vrai. Je pouvais encore me dé fendre par le doute. D'ici minuit je m'apercevrais que j'é tais venu à Paris, que je m'é tais caché comme un voleur dans un inoffensif musé e de la technique, pour la seule raison que je m'é tais introduit sottement dans une macumba organisé e pour les touristes et laissé prendre par l'hypnose des perfumadores, et par le rythme des pontos...

Et ma mé moire tentait tour à tour le dé senchantement, la pitié et le soupç on, en recomposant la mosaï que; et ce climat mental, cette mê me oscillation entre illusion fabulatoire et pressentiment d'un piè ge, je voudrais les conserver à pré sent, alors qu'avec l'esprit bien plus lucide je suis en train de ré flé chir sur ce que je pensais alors, recomposant les documents lus avec fré né sie la veille, et le matin mê me à l'aé roport et pendant le voyage vers Paris.

Je cherchais à y voir plus clair dans la faç on irresponsable dont Belbo, Diotallevi et moi é tions arrivé s à ré crire le monde et – Diotallevi me le dirait – à redé couvrir les parties du Livre qui avaient é té gravé es au feu blanc, dans les interstices laissé s par ces insectes au feu noir qui peuplaient, et semblaient rendre explicite, la Torah.

Je suis ici, à pré sent, aprè s avoir atteint – j'espè re – la sé ré nité et l'Amor Fati, pour reproduire l'histoire que je reconstituais, plein d'inquié tude – et d'espoir qu'elle fû t fausse – dans le pé riscope, il y a deux soirs, l'ayant lue deux jours avant dans l'appartement de Belbo et l'ayant vé cue, en partie sans en prendre conscience, au cours des dix derniè res anné es, entre le whisky de Pilade et la poussiè re des é ditions Garamond.

 

 

BINA

 

– 7 –

N'attendez pas trop de la fin du monde.

Stanislaw J. LEC, Aforyzmy. Fraszki, Krakó w, Wydawnictwo Literackie, 1977, « Myś li Nieuczesane ».

Entrer à l'université deux ans aprè s 68, c'est comme arriver à Paris le 14 juillet 90. On a l'impression d'avoir raté l'anné e de sa naissance D'autre part, Jacopo Belbo, qui avait au moins quinze ans de plus que moi, me convainquit plus tard qu'il s'agissait là d'une sensation qu'é prouvent toutes les gé né rations. On naî t toujours sous un signe erroné, et ê tre dignement au monde veut dire corriger jour aprè s jour son horoscope.

Je crois que l'on devient ce que notre pè re nous a enseigné dans les temps morts, quand il ne se souciait pas de nous é duquer. On se forme sur des dé chets de sagesse. J'avais dix ans et je voulais que mes parents m'abonnent à un certain hebdomadaire qui publiait en BD les chefs‑ d'oeuvre de la litté rature. Mon pè re tendait à se dé rober, non pas par pingrerie mais par suspicion à l'é gard des bandes dessiné es. « Le but de cette revue, dé cré tai‑ je alors, citant l'enseigne de la sé rie, car j'é tais un garç on malin et persuasif, est au fond d'é duquer avec plaisir. » Mon pè re, sans lever les yeux de son journal, dit: « Le but de ton journal est le but de tous les journaux: vendre le plus d'exemplaires possible. »

Ce jour‑ là, je commenç ai à devenir incré dule.

En somme, je me repentis d'avoir é té cré dule. Je m'é tais laissé prendre par une passion de l'esprit. Telle est la cré dulité.

Ce n'est pas que l'incré dule ne doive croire à rien. Il ne croit pas à tout. Il croit à une chose à la fois, et à une deuxiè me dans la seule mesure où, de quelque faç on, elle é mane de la premiè re Il procè de en myope, avec mé thode, il ne se hasarde pas aux horizons. Quand deux choses ne vont pas ensemble, croire à toutes les deux, et avec l'idé e que quelque part il en existe une troisiè me, occulte, qui les unit, c'est ç a la cré dulité.

L'incré dulité n'exclut pas la curiosité, elle la conforte. Me mé fiant des chaî nes d'idé es, des idé es j'aimais la polyphonie. Il suffit de ne pas y croire, et deux idé es – l'une et l'autre fausses – peuvent s'entrechoquer, cré ant un bon intervalle ou un diabolus in musica. Je ne respectais pas les idé es sur lesquelles d'autres pariaient leur vie, mais deux ou trois idé es que je ne respectais pas pouvaient faire mé lodie. Ou rythme, jazz si possible.

Plus tard, Lia devait me dire: « Tu vis de surfaces. Quand tu as l'air profond c'est parce que tu en encastres beaucoup, et que tu combines l'apparence d'un solide – un solide qui, à supposer qu'il fû t solide, ne pourrait se tenir debout.

– Tu es en train de me dire que je suis superficiel?

– Non, m'avait‑ elle ré pondu, ce que les autres appellent profondeur n'est qu'un hypercube, un cube té tradimensionnel. Tu entres d'un cô té, tu sors de l'autre, et tu te trouves dans un univers qui ne peut pas coexister avec le tien. »

(Lia, je ne sais pas si je te reverrai, maintenant qu'Ils sont entré s par le mauvais cô té et ont envahi ton univers, et par ma faute: je leur ai fait croire qu'il y avait des abî mes, comme Ils voulaient, par faiblesse. )

Qu'est‑ ce que je pensais vraiment, il y a quinze ans? Conscient de ne pas croire, je me sentais coupable parmi ceux, si nombreux, qui croyaient. Puisque je sentais qu'ils é taient dans le vrai, je me suis dé cidé à croire, comme on prend une aspirine. Ç a ne fait pas de mal, et on devient meilleur.

Je me suis trouvé au milieu de la Ré volution, ou, du moins, de la plus é tonnante simulation qu'on en ait jamais faite, cherchant une foi honorable. J'ai jugé honorable de participer aux assemblé es et aux dé filé s, j'ai crié avec les autres « fascistes, bourgeois, encore quelques mois! », je n'ai pas lancé des cubes de porphyre ou des billes de mé tal parce que j'ai toujours eu peur que les autres me fassent à moi ce que je leur faisais à eux, mais j'é prouvais une sorte d'excitation morale à fuir le long des rues du centre, quand la police chargeait. Je rentrais chez moi avec le sentiment d'avoir accompli un certain devoir. Dans les assemblé es je n'arrivais pas à me passionner pour les opinions contrasté es qui divisaient les diffé rents groupes: je soupç onnais qu'il aurait suffi de trouver la bonne citation pour passer de l'un à l'autre. Je m'amusais à trouver les bonnes citations. Je modulais.

Comme il m'é tait arrivé parfois, dans les dé filé s, de me mettre à la queue sous une banderole ou une autre pour suivre une fille qui troublait mon imagination, j'en tirai la conclusion que pour beaucoup de mes camarades l'activité de militant politique é tait une expé rience sexuelle – et le sexe é tait une passion. Pour ma part, je ne voulais avoir que de la curiosité. Il est vrai qu'au cours de mes lectures sur les Templiers, et à propos des atrocité s varié es qu'on leur avait attribué es, j'é tais tombé sur l'affirmation de Carpocrate selon quoi, pour se libé rer de la tyrannie des anges, seigneurs du cosmos, il faut perpé trer toutes sortes d'ignominies, en s'affranchissant des dettes contracté es avec l'univers et avec son propre corps, et ce n'est qu'en commettant toutes les actions que l'â me peut se dé lier de ses passions et retrouver sa pureté originelle. Tandis que nous inventions le Plan, je dé couvris que de nombreux drogué s du mystè re, pour trouver l'illumination, suivent cette voie‑ là. Mais Aleister Crowley, qu'on a dé fini comme l'homme le plus pervers de tous les temps, et qui faisait donc tout ce qu'il pouvait faire avec des dé vots des deux sexes, n'eut, selon ses biographes, que des femmes trè s laides (j'imagine que les hommes aussi, d'aprè s ce qu'ils é crivaient, n'é taient pas mieux), et je garde le soupç on qu'il n'a jamais fait pleinement l'amour.

Cela doit dé pendre d'un rapport entre la soif de pouvoir et l'impotentia coeundi. Marx m'é tait sympathique parce que j'é tais sû r qu'avec sa Jenny il faisait l'amour dans la gaieté. On le sent à travers la respiration paisible de sa prose, et son humour. Une fois, par contre, dans les couloirs de l'université, j'ai dit qu'à force de coucher toujours avec la Krupskaï a on finissait par é crire un mé chant livre comme Maté rialisme et empiriocriticisme. J'ai manqué ê tre tabassé à coups de barre de fer et ils dirent que j'é tais un fasciste. C'est un grand flandrin qui le dit, avec des moustaches à la tartare. Je m'en souviens trè s bien, aujourd'hui il est complè tement rasé et appartient à une communauté où on tresse des paniers.



  

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