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Le pendule de Foucault



 Eco

Le pendule de Foucault

 

 

 

Table des Matiè res

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1. KÉ TÉ R

1. Quand la lumiè re de l'infini

2. Nous avons de diverses et curieuses Horloges

2. HOKHMA

3. In hanc utilitatem clementes angeli

4. Qui cherche à pé né trer dans la Roseraie des Philosophes

5. Et commence par combiner ce nom

6. Judá Leó n se dio a permutaciones

3. BINA

7. N'attendez pas trop de la fin du monde

8. Venu de la lumiè re et des dieux

9. Dans la main droite, elle serrait une trompette d'or

10. Et enfin on n'infè re kabbalistiquement rien d'autre de vinum

11. Sa sté rilité é tait infinie

12. Sub umbra alarum tuarum

13. Li frè re, li mestre du Temple

14. Il avouerait mê me avoir tué le Seigneur

15. Je vous iroie querre secours au conte d'Anjou

16. Lui avant l'arrestation avait é té dans l'Ordre pendant neuf mois seulement

17. Ainsi disparurent les chevaliers du Temple

18. Une masse é pouvantablement percé e de fissures et creusé e de cavernes

19. L'Ordre n'a jamais cessé un instant de subsister

20. Le centre invisible, le souverain qui doit se ré veiller

21. Le Graal est poids si pesant

22. Ils ne voulaient plus qu'on leur fî t de questions

4. HÉ SÉ D

23. L'analogie des contraires

24. Sauvez la faible Aischa

25. Ces mysté rieux Initié s

26. Toutes les traditions de la terre

27. Racontant un jour qu'il avait beaucoup connu Ponce Pilate

28. Il y a un corps qui enveloppe tout l'ensemble du monde

29. Car en ce qu'ils changent leur nom

30. Et dé jà la fameuse fraternité des Rose‑ Croix

31. Il est probable que la plupart des pré tendus Rose‑ Croix

32. Valentiniani per ambiguitates bilingues

33. Les visions sont blanc, bleu, blanc rouge clair

5. GÉ BURA

34. Beydelus, Demeymes, Adulex

35. Je suis Lia

36. Permettez‑ moi en attendant de donner un conseil

37. Quiconque ré flé chit sur quatre choses

38. Maî tre Secret, Maî tre Parfait

39. Chevalier des Planisphè res

40. Les lâ ches meurent maintes fois

41. Au Point où l'Abî me

42. Nous sommes tous d'accord

43. Des gens que l'on rencontre dans la rue

44. Invoque les forces

45. De cela dé coule une extraordinaire question

46. Tu t'approcheras nombre de fois de la grenouille

47. Le sentiment é veillé et la mé moire percuté e

48. Une bonne approximation

49. Une chevalerie templiè re et initiatique

50. Je suis la premiè re et la derniè re

51. Quand doncques un gros cerveau caballiste

52. Un é chiquier colossal s'é tendant sous terre

53. Ne pouvant diriger ouvertement les destiné es terrestres

54. Le prince des té nè bres

55. J'appelle thé â tre

56. Elle emboucha sa belle trompette

57. Tous les trois arbres é tait suspendue une lanterne

58. L'alchimie est une chaste prostitué e

59. Et si s'engendrent de tels monstres

60. Pauvre fou!

61. Cette Toison d'or

62. Nous considé rerons comme socié té s druidiques

63. A quoi te fait penser ce poisson?

6. TIF'É RÉ T

64. Rê ver d'habiter dans une ville inconnue

65. Un grand carré de six mè tres de cô té

66. Si notre hypothè se est exacte

67. Da Rosa, nada digamos agora

68. Que ton vê tement soit blanc

69. Elles deviennent le Diable

70. Nous sû mes garder en mé moire les allusions secrè tes

71. Nous ne savons donc pas avec certitude

72. Nos inuisibles pretendus

73. Un autre cas curieux

74. Bien que la volonté soit bonne

75. Les initié s constituent la limite de cette voie

76. Dilettantisme

77. Celle herbe est appellé e Chassediables

78. Je dirais certainement que ce monstrueux croisement

79. Il ouvrit son coffret

80. Lorsque la Blancheur survient à la matiè re

81. Ils seraient capables de faire sauter la surface de la planè te

82. La Terre est un corps magné tique

83. Une carte n'est pas le territoire

84. Suivant les desseins de Verulamius

85. Philé as Fogg. Un nom qui est une vé ritable signature

86. C'est à eux qu'Eiffel fit appel

87. C'est une curieuse coï ncidence

88. Le Templarisme est Jé suitisme

89. Il s'est formé au sein des plus é paisses té nè bres

90. Toutes les infamies attribué es aux Templiers

91. Comme vous avez bien dé masqué ces sectes infernales

92. Avec toute la puissance et la terreur de Satan

93. Tandis que nous restons derriè re les coulisses

94. En avoit‑ il le moindre soupç on?

95. C'est‑ à ‑ dire des Juifs kabbalistiques

96. Une couverture est toujours né cessaire

97. Ego sum qui sum

98. Sa gnose raciste, ses rites

99. Le gué nonisme plus les divisions blindé es

100. Je dé clare que la terre est vide

101. Qui operatur in Cabala

102. Un mur trè s gros et haut

103. Ton nom secret sera de 36 lettres

104. Ces textes ne s'adressent pas au commun des mortels

105. Delirat lingua, labat mens

106. La liste n° 5

7. NÉ TSAH

107. Ne vois‑ tu pas ce chien noir?

108. Y a‑ t‑ il plusieurs Pouvoirs à l'œ uvre?

109. Saint‑ Germain... Trè s‑ fin, trè s‑ spirituel

110. Ils se trompè rent de mouvements et ils marchè rent à reculons

111. C'est une leç on par la suite

8. HOD

112. Pour nos Cé ré monies

113. Notre cause est un secret

114. Le pendule idé al

115. Si l'œ il pouvait voir les dé mons

116. Je voudrais ê tre la tour

117. La folie possè de un pavillon é norme

9. YESOD

118. La thé orie sociale de la conspiration

119. On mit le feu à la guirlande de la trompette

10. MALKHUT

120. Mais le mal est qu'ils tiennent pour certain d'ê tre dans la lumiè re

 

 

© 1988, Gruppo Editoriale Fabbri, Bompiani, Sonzogno, Etas S. p. A., Milan.

 

© 1990, Editions Grasset & Fasquelle, pour la traduction franç aise.

978‑ 2‑ 246‑ 78469‑ 2

 

DU MÊ ME AUTEUR

L'Œ UVRE OUVERTE, Seuil, 1965.

LA STRUCTURE ABSENTE, Mercure de France, 1972.

LE NOM DE LA ROSE, traduit de l'italien par Jean‑ Noë l Schifano, Grasset, 1982. Prix Mé dicis é tranger.

LE NOM DE LA ROSE, é dition augmenté e d'une Apostille traduite de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1985.

LA GUERRE DU FAUX, traduit de l'italien par Myriam Tanant avec la collaboration de Piero Caracciolo, Grasset, 1985.

LECTOR IN FABULA, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1985.

PASTICHES ET POSTICHES, traduit de l'italien par Bernard Guyader, Messidor, 1988.

SÉ MIOTIQUE ET PHILOSOPHIE DU LANGAGE, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, PUF, 1988.

LE SIGNE: HISTOIRE ET ANALYSE D'UN CONCEPT, adapté de l'italien par J. ‑ M. Klinkenberg, Labor, 1988.

LES LIMITES DE L'INTERPRÉ TATION, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1992.

DE SUPERMAN AU SURHOMME, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1993.

LA RECHERCHE DE LA LANGUE PARFAITE DANS LA CULTURE EUROPÉ ENNE, traduit de l'italien par Jean‑ Paul Manganaro. Pré face de Jacques Le Goff, Le Seuil, 1994.

L'Î LE DU JOUR D'AVANT, roman, traduit de l'italien par Jean‑ Noë l Schifano, Grasset, 1996.

SIX PROMENADES DANS LES BOIS DU ROMAN ET D'AILLEURS, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1996.

 

 

Roman

 

Traduit de l'italien par   Jean‑ Noë l Schifano  

 

L'é dition originale de cet ouvrage a é té publié e en octobre 1988 par Gruppo Editoriale Fabbri,

 

Bompiani, Sonzogno, Etas S. p. A. à Milan, sous le titre:

IL PENDOLO DI FOUCAULT

 

 

Pour vous seuls, fils de la doctrine et de la sapience, nous avons é crit cette œ uvre. Scrutez le livre, recueillez‑ vous dans cette intention que nous y avons dispersé e et placé e en plusieurs endroits; ce que nous avons occulté dans un endroit, nous l'avons manifesté dans un autre, afin que votre sagesse puisse le comprendre. Heinrich Cornelius Agrippa VON NETFESHEIM,

 

De occulta philosophia, 3, 65. La superstition porte malchance. Raymond SMULLYAN, 5000 B. C., 1. 3. 8.

 

 

 

 

 

KÉ TÉ R

 

 

C'est alors que je vis le Pendule.

La sphè re, mobile à l'extré mité d'un long fil fixé à la voû te du chœ ur, dé crivait ses amples oscillations avec une isochrone majesté.

Je savais – mais quiconque aurait dû s'en rendre compte sous le charme de cette paisible respiration – que la pé riode é tait ré glé e par la relation entre la racine carré e de la longueur du fil et ce nombre π qui, irrationnel aux esprits sublunaires, par divine raison lie né cessairement la circonfé rence au diamè tre de tous les cercles possibles – si bien que le temps de l'errance de cette sphè re d'un pô le à l'autre é tait l'effet d'une mysté rieuse conspiration entre les plus intemporelles des mesures, l'unité du point de suspension, la dualité d'une dimension abstraite, la nature ternaire de π, le té tragone secret de la racine, la perfection du cercle.

Je ne savais pas encore que, à la verticale du point de suspension, à la base, un dispositif magné tique, communiquant son rappel à un cylindre caché au cœ ur de la sphè re, garantissait la constance du mouvement, artifice destiné à contrecarrer les ré sistances de la matiè re, mais qui ne s'opposait pas à la loi du Pendule, lui permettant mê me de se manifester, car dans le vide n'importe quel point maté riel lourd, suspendu à l'extré mité d'un fil inextensible et sans poids, qui ne subirait pas la ré sistance de l'air, et ne produirait pas de friction avec son point d'appui, eû t oscillé, de faç on ré guliè re, pour l'é ternité.

De la sphè re de cuivre é manaient des reflets pâ les et changeants, frappé e qu'elle é tait par les derniers rayons du soleil qui pé né traient à travers les vitraux. Si, comme autrefois, elle avait effleuré de sa pointe une couche de sable humide é tendue sur les dalles du choeur, elle aurait dessiné à chaque oscillation un sillon lé ger sur le sol, et le sillon, changeant infinité simalement de direction à chaque instant, se serait é largi de plus en plus en forme de brè che, de tranché e, laissant deviner une symé trie rayonné e – comme le squelette d'un mandala, la structure invisible d'un pentaculum, une é toile, une rose mystique. Non, plutô t une histoire, enregistré e sur l'é tendue d'un dé sert, de traces laissé es par d'infinies caravanes erratiques. Un ré cit de lentes et millé naires migrations, peut‑ ê tre ainsi les Atlantes s'é taient‑ ils dé placé s du continent de Mu, en un vagabondage obstiné et possessif, de la Tasmanie au Groenland, du Capricorne au Cancer, de l'î le du Prince‑ Edouard aux Svalbard. La pointe ré pé tait, racontait de nouveau en un temps trè s resserré, ce qu'ils avaient fait de l'une à l'autre glaciation, et peut‑ ê tre faisaient encore, dé sormais messagers des Seigneurs – peut‑ ê tre dans le parcours entre les î les Samoa et la Nouvelle‑ Zemble la pointe effleurait‑ elle, dans sa position d'é quilibre, Agarttha, le Centre du Monde. Et j'avais l'intuition qu'un plan unique unissait Avalon, l'hyperboré enne, au dé sert austral qui abrite l'é nigme de Ayers Rock.

 

A ce moment‑ là, quatre heures de l'aprè s‑ midi du 23 juin, le Pendule atté nuait sa vitesse propre à une extré mité du plan d'oscillation, pour retomber, indolent, vers le centre, prendre de la vitesse à la moitié de son parcours, sabrer confiant dans le carré occulte des forces qui en marquait le destin.

 

Si j'é tais longtemps resté, endurant le passage des heures, à fixer cette tê te d'oiseau, cette pointe de lance, ce cimier renversé, tandis qu'il dessinait dans le vide ses propres diagonales, effleurant les points opposé s de sa circonfé rence astigmatique, j'aurais é té victime d'une illusion fabulatrice, parce que le Pendule m'eû t fait croire que le plan d'oscillation avait accompli une rotation complè te, revenant au point de dé part, en trente‑ deux heures, dé crivant une ellipse aplatie – l'ellipse qui tourne autour de son centre à une vitesse angulaire uniforme, proportionnelle au sinus de la latitude. Comment aurait‑ il tourné si le point avait é té fixé au sommet de la coupole du Temple de Salomon? Peut‑ ê tre les Chevaliers avaient‑ ils essayé là ‑ bas aussi. Peut‑ ê tre que le calcul, la signification finale n'aurait pas changé. Peut‑ ê tre l'é glise abbatiale de Saint‑ Martin‑ des‑ Champs é tait‑ elle le vrai Temple. Quoi qu'il en soit, l'expé rience n'eû t é té parfaite qu'au Pô le, seul et unique lieu où le point de suspension se trouve sur le prolongement de l'axe de rotation de la terre, et où le Pendule ré aliserait son cycle apparent en vingt‑ quatre heures.

Mais ce n'é tait pas cette dé viation hors de la Loi, que d'ailleurs la Loi pré voyait, ce n'é tait pas cette violation d'une mesure d'or qui rendait moins admirable le prodige. Je savais bien que la terre tournait, et moi avec elle, et Saint‑ Martin‑ des‑ Champs et tout Paris avec moi, et qu'ensemble nous tournions sous le Pendule qui, en ré alité, ne changeait jamais la direction de son propre plan, parce que là ‑ haut, d'où il pendait, et le long de l'infini prolongement idé al du fil, en haut vers les plus lointaines galaxies, se trouvait, figé pour l'é ternité, le Point Immobile.

La terre tournait, mais le lieu où s'ancrait le fil é tait l'unique point fixe de l'univers.

Ce n'é tait donc pas tant vers la terre que se dirigeait mon regard, mais là ‑ haut, où se cé lé brait le mystè re de l'immobilité absolue. Le Pendule me disait que, tout se mouvant, le globe, le systè me solaire, les né buleuses, les trous noirs et toute la posté rité de la grande é manation cosmique, depuis les premiers é ons jusqu'à la matiè re la plus visqueuse, un seul point demeurait, pivot, cheville, crochet idé al, permettant à l'univers de se mouvoir autour de soi. Et moi je participais maintenant de cette expé rience suprê me, moi qui pourtant me mouvais avec tout et avec le tout, mais pouvais voir Cela, le Non‑ Mouvant, la Forteresse, la Garantie, le brouillard trè s lumineux qui n'est corps, n'a figure forme poids quantité ou qualité, et ne voit, n'entend, ni ne tombe sous la sensibilité, n'est pas en un lieu, en un temps ou en un espace, n'est â me, intelligence, imagination, opinion, nombre, ordre, mesure, substance, é ternité, n'est ni té nè bre ni lumiè re, n'est pas erreur et n'est pas vé rité.

 

Je tressaillis en entendant un dialogue, pré cis et nonchalant, entre un garç on avec des lunettes et une fille qui malheureusement n'en portait pas.

« C'est le pendule de Foucault, disait le garç on. Premiè re expé rience dans une cave en 1851, ensuite à l'Observatoire, et puis sous la coupole du Panthé on, avec un fil de soixante‑ sept mè tres et une sphè re de vingt‑ huit kilos. Enfin, depuis 1855 il est ici, en format ré duit, et il pend par ce trou, au milieu de la voû te d'arê te.

– Et qu'est‑ ce qu'il fait, il pendouille et c'est tout?

– Il dé montre la rotation de la terre. Comme le point de suspension reste immobile...

– Et pourquoi reste‑ t‑ il immobile?

– Parce qu'un point... comment dire... dans son point central, é coute bien, chaque point qui se trouve pré cisé ment au milieu des points que tu vois, bien, ce point – le point gé omé trique – tu ne le vois pas, il n'a pas de dimensions, et ce qui n'a pas de dimensions ne peut aller ni à droite ni à gauche, ni en bas ni en haut. Donc il ne tourne pas. Tu piges? Si le point n'a pas de dimensions, il ne peut pas mê me tourner autour de lui‑ mê me. Il n'a pas mê me lui‑ mê me...

– Mais si la terre tourne?

– La terre tourne mais le point ne tourne pas. Si ç a te va, c'est comme ç a, sinon tu vas te faire voir. D'accord?

– C'est ses oignons. »

 

Misé rable. Elle avait sur sa tê te l'unique endroit stable du cosmos, l'unique rachat de la damnation du panta rei, et elle pensait que c'é tait Ses oignons, et pas les siens. Et sitô t aprè s, en effet, le couple s'é loigna – lui, formé sur quelque manuel qui avait enté né bré ses possibilité s d'é merveillement; elle, inerte, inaccessible au frisson de l'infini; sans que ni l'un ni l'autre eû t enregistré dans sa mé moire l'expé rience terrifiante de leur rencontre – premiè re et derniè re – avec l'Un, l'En‑ sof, l'Indicible. Comment ne pas tomber à genoux devant l'autel de la certitude?

 

 

Moi je regardais avec ré vé rence et peur. En cet instant, j'é tais convaincu que Jacopo Belbo avait raison. Quand il me parlait du Pendule, j'attribuais son é motion à une divagation d'esthè te, à ce cancer qui prenait lentement forme, informe, dans son â me, transformant petit à petit, sans qu'il s'en rendî t compte, son jeu en ré alité. Mais s'il avait raison pour le Pendule, tout le reste aussi é tait peut‑ ê tre vrai, le Plan, le Complot Universel, et il é tait juste que je sois venu là, la veille du solstice d'é té. Jacopo Belbo n'é tait pas fou, il avait simplement dé couvert par jeu, à travers le Jeu, la vé rité.

C'est que l'expé rience du Numineux ne peut durer longtemps sans bouleverser l'esprit.

J'ai cherché alors à distraire mon regard en suivant la courbe qui, partant des chapiteaux des colonnes disposé es en demi‑ cercle, se dirigeait le long des nervures de la voû te vers la clef, ré pé tant le mystè re de l'ogive, qui se soutient sur une absence, suprê me hypocrisie statique, et fait croire aux colonnes qu'elles poussent vers le haut les liernes, et à celles‑ ci, repoussé es par la clef, qu'elles fixent à terre les colonnes, la voû te é tant en revanche un tout et un rien, effet et cause en mê me temps. Mais je ré alisai que né gliger le Pendule, pendant de la voû te, et admirer la voû te, c'é tait comme s'abstenir de boire à la source pour s'enivrer de la fontaine.

Le choeur de Saint‑ Martin‑ des‑ Champs n'avait d'existence que parce que pouvait exister, en vertu de la Loi, le Pendule, et celui‑ ci existait parce qu'existait celui‑ là. On n'é chappe pas à un infini, me dis‑ je, en fuyant vers un autre infini; on n'é chappe pas à la ré vé lation de l'identique, en s'imaginant pouvoir rencontrer le diffé rent.

 

Sans pouvoir davantage dé tourner les yeux de la clef de voû te, le reculai, pas à pas – car en quelques minutes, depuis que j'é tais entré, j'avais appris le parcours par cœ ur, et les grandes tortues de mé tal qui dé filaient à mes cô té s é taient suffisamment imposantes pour que le coin de l'œ il perç û t leur pré sence. Je marchai à reculons le long de la nef, vers la porte d'entré e, et de nouveau je fus surplombé par ces menaç ants oiseaux pré historiques en toile rongé e et fils mé talliques, par ces libellules hostiles qu'une volonté occulte avait fait pendre du plafond de la nef. Je les percevais comme des mé taphores savantes, bien plus significatives et allusives que le pré texte didactique n'avait feint de les avoir voulues. Un vol d'insectes et de reptiles jurassiques, une allé gorie des longues migrations que le Pendule ré sumait à terre, archontes, é manations perverses, voilà qu'ils piquaient sur moi, avec leurs immenses becs d'arché opté ryx, l'aé roplane de Breguet, celui de Blé riot, d'Esnault, et l'hé licoptè re de Dufaux.

 

Ainsi, en effet, entre‑ t‑ on au Conservatoire des Arts et Mé tiers, à Paris, aprè s avoir traversé une cour XVIIIe, posant le pied à l'inté rieur de la vieille é glise abbatiale enchâ ssé e dans l'ensemble plus tardif, comme elle é tait jadis enchâ ssé e dans le prieuré originel. On entre et on se trouve é bloui par cette conjuration qui ré unit l'univers supé rieur des ogives cé lestes et le monde chthonien des dé voreurs d'huiles miné rales.

A terre s'é tend une thé orie de vé hicules automobiles, bicycles et voitures à vapeur, d'en haut dominent les avions des pionniers, en certains cas les objets sont intacts, encore qu'é caillé s, corrodé s par le temps, et ils ont l'air, tous ensemble, à la lumiè re ambiguë en partie naturelle et en partie é lectrique, recouverts d'une patine, d'un vernis de vieux violon; d'autres fois, il reste des squelettes, des châ ssis, des dislocations de bielles et de manivelles qui font peser la menace d'inracontables tortures, enchaî né qu'on se voit dé jà à ces lits de contention où quelque chose pourrait se mettre en branle et à fouiller les chairs, jusqu'aux aveux.

Et au‑ delà de cette sé rie d'anciens objets mobiles, maintenant immobiles, à l'â me rouillé e, purs signes d'un orgueil technologique qui les a voulus exposé s à la ré vé rence des visiteurs, veillé à gauche par une statue de la Liberté, modè le ré duit de celle que Bartholdi avait projeté e pour un autre monde, et à droite par une statue de Pascal, s'ouvre le choeur où, aux oscillations du Pendule, fait couronne le cauchemar d'un entomologiste malade – ché lates, mandibules, antennes, proglottis, ailes, pattes – un cimetiè re de cadavres mé caniques qui pourraient se remettre à marcher tous en mê me temps – magné tos, transformateurs monophasé s, turbines, groupes convertisseurs, machines à vapeur, dynamos – et au fond, au‑ delà du Pendule, dans le promenoir, des idoles assyriennes, chaldaï ques, carthaginoises, de grands Baals au ventre un jour brû lant, des vierges de Nuremberg avec leur cœ ur hé rissé de clous mis à nu, ce qui avait é té autrefois des moteurs d'aé roplane – indicible couronne de simulacres prosterné s dans l'adoration du Pendule, comme si les enfants de la Raison et des Lumiè res avaient é té condamné s à garder pour l'é ternité le symbole mê me de la Tradition et de la Sapience.

 

Et les touristes ennuyé s, qui paient leurs neuf francs à la caisse et entrent gratis le dimanche, peuvent donc penser que de vieux messieurs du XIXe siè cle, la barbe jaunie de nicotine, le col froissé et graisseux, la cravate lavalliè re noire, la redingote puant le tabac à priser, les doigts brunis par les acides, l'esprit acide d'envies acadé miques, des fantô mes de pochade qui s'appelaient à tour de rô le cher maî tre, ont placé ces objets sous ces voû tes dans une vertueuse volonté d'exposition, pour satisfaire le contribuable bourgeois et radical, pour cé lé brer les voies radieuses du progrè s? Non, non, Saint‑ Martin‑ des‑ Champs avait é té pensé d'abord comme prieuré et ensuite comme musé e ré volutionnaire, en tant que recueil de sciences des plus mysté rieuses, et ces avions, ces machines automotrices, ces squelettes é lectromagné tiques se trouvaient là pour entretenir un dialogue dont m'é chappait encore la formule.

 

Aurais‑ je dû croire, comme me disait hypocritement le catalogue, que la belle entreprise avait é té pensé e par ces messieurs de la Convention afin de rendre accessible aux masses un sanctuaire de tous les arts et mé tiers, quand il é tait si é vident que le projet, et jusqu'aux mots employé s, é taient ceux‑ là mê mes dont Bacon se servait pour dé crire la Maison de Salomon de sa Nouvelle Atlantide?

Possible que moi seul – moi et Jacopo Belbo, et Diotallevi – ayons eu l'intuition de la vé rité ? Ce soir‑ là j'allais peut‑ ê tre savoir la ré ponse. Il fallait que je parvienne à rester dans le musé e, au‑ delà de l'heure de fermeture, en attendant minuit.

 

Par où Ils entreraient, je ne le savais pas – je soupç onnais que le long du ré seau des é gouts de Paris un conduit reliait quelque point du musé e à quelque autre point de la ville, peut‑ ê tre prè s de la porte Saint‑ Denis – mais à coup sû r je savais que, si je sortais, je ne rentrerais pas par ce cô té. Il fallait donc que je me cache, et que je reste dedans.

Je cherchai à é chapper à la fascination des lieux et à regarder la nef avec des yeux froids. A pré sent, je ne cherchais plus une ré vé lation, je voulais une information. J'imaginais que dans les autres salles il serait difficile de trouver un endroit où j'aurais pu dé jouer le contrô le des gardiens (c'est leur mé tier, au moment de fermer, de faire le tour des salles, pour voir si un voleur ne se tapit pas quelque part); mais ici, dans la nef embouteillé e de vé hicules, quel endroit meilleur pour se glisser quelque part comme passager? Se cacher, vivant, dans un vé hicule mort. Des jeux, nous en avions tant fait, et mê me trop, pour ne pas tenter encore celui‑ ci.

 

Allons, du cœ ur, me dis‑ je, ne pense plus à la Sapience: demande aide à la Science.

 

Nous avons de diverses et curieuses Horloges, et d'autres qui produisent des Mouvements Alternatifs... Et nous avons aussi des Maisons consacré es aux Erreurs des Sens, où nous ré alisons avec succè s tout genre de Manipulations, Fausses Apparitions, Impostures et Illusions... Ce sont là, ô mon fils, les richesses de la Maison de Salomon.

Francis BACON, New Atlantis, é d. Rawley, London, 1627, pp. 41‑ 42.

J'avais retrouvé le contrô le de mes nerfs et de mon imagination. Il fallait que je joue avec ironie, comme j'avais joué jusqu'à quelques jours avant, sans me prendre au jeu. J'é tais dans un musé e, et il fallait que je sois dramatiquement rusé et lucide.

Je regardai avec familiarité les avions au‑ dessus de moi: j'aurais pu grimper dans la carlingue d'un biplan et attendre la nuit comme si je survolais la Manche, savourant d'avance la Lé gion d'honneur... Les noms des automobiles au sol me paraissaient affectueusement nostalgiques... Hispano‑ Suiza 1932, belle et accueillante. A exclure, parce que trop prè s de la caisse, mais j'aurais pu tromper l'employé si je m'é tais pré senté en knickerbockers, cé dant le pas à une dame en tailleur crè me, une longue é charpe autour de son cou filiforme, un mignon chapeau cloche sur une coupe à la garç onne. La Citroë n C 64 1931 ne s'offrait qu'en section, bon modè le scolaire mais cachette dé risoire. Mê me pas la peine de parler de la voiture à vapeur de Cugnot, é norme, carré ment une chaudiè re, ou une marmite si on veut. Il fallait regarder sur le cô té droit, le long du mur où se trouvaient les vé locipè des aux grandes roues florales, les draisiennes au cadre plat, genre patinette, é vocation de gentlemen en haut‑ de‑ forme qui trottinent à travers le Bois de Boulogne, cavaliers du progrè s.

Face aux vé locipè des, de bonnes carrosseries, ré ceptacles gourmands. Peut‑ ê tre pas la Panhard Dynavia 1945, trop transparente et é troite dans sa forme aé rodynamique, mais sans nul doute digne de considé ration la haute Peugeot C 6 G: une mansarde, une alcô ve. Une fois dedans, enfoncé dans les divans de cuir, personne n'aurait plus soupç onné ma pré sence. Difficile de m'y hisser cependant, un des gardiens é tait assis juste devant, sur un banc, le dos aux bicycles. Monter sur le marchepied, un peu gê né par mon manteau à col de fourrure, tandis que lui, guê tres aux mollets, casquette à la main, m'ouvre, obsé quieux, la portiè re...

Je me concentrai un instant sur l'Obé issante, 1873, premier vé hicule franç ais à traction mé canique, pour douze passagers. Si la Peugeot é tait un appartement, j'avais devant les yeux un immeuble. Mais pas question de penser y pouvoir accé der sans attirer l'attention de tout le monde. De mê me qu'il est difficile de se cacher quand les cachettes sont les tableaux d'une exposition.

Je traversai de nouveau la salle: la statue de la Liberté se dressait, « é clairant le monde », sur un socle de presque deux mè tres, conç u comme une proue, avec un rostre coupant. Elle dissimulait à l'inté rieur une sorte de gué rite, par où on avait vue, droit devant et à travers un hublot, sur un diorama de la baie de New York. Bon poste d'observation quand viendrait minuit, avec cette possibilité de dominer dans l'ombre le choeur à gauche et la nef à droite, le dos proté gé par une grande statue de Gramme en pierre, qui regardait vers d'autres couloirs, placé e qu'elle é tait dans une sorte de transept. Mais en pleine lumiè re, on voyait trè s bien si la gué rite é tait habité e, et un gardien normalement constitué y aurait jeté tout de suite un coup d'œ il, par acquit de conscience, une fois les visiteurs é vacué s.

Je n'avais pas beaucoup de temps, on allait fermer à cinq heures et demie Je pressai le pas pour revoir le promenoir. Aucun des moteurs ne pouvait fournir un refuge. Pas mê me, à droite, les grands appareils pour navires, reliques de quelque Lusitania englouti par les eaux, ni l'immense moteur à gaz de Lenoir, avec sa varié té de roues denté es. Non, mais plutô t, maintenant que la lumiè re diminuait et pé né trait, aqueuse, à travers les vitraux gris, j'é tais de nouveau saisi par la peur de me cacher parmi ces animaux et de les retrouver ensuite dans le noir, à la lumiè re de ma torche é lectrique, rené s dans les té nè bres, haletants d'une lourde respiration tellurique, os et viscè res sans plus de peau, crissants et puants de bave huileuse. Au milieu de cette exposition, que je commenç ais à trouver immonde, d'organes gé nitaux Diesel, de vagins à turbine, de gorges inorganiques qui en leur temps é ructè rent – et peut‑ ê tre cette nuit mê me é ructeraient de nouveau – des flammes, des vapeurs, des sifflements, ou bourdonneraient, indolents, comme des cerfs‑ volants, craquetteraient comme des cigales, parmi ces manifestations squelettiques d'une pure fonctionnalité abstraite, automates capables d'é craser, scier, dé placer, casser, tronç onner, accé lé rer, enrayer, dé glutir à explosion, hoqueter des cylindres, se dé sarticuler comme des marionnettes sinistres, faire rouler des tambours, convertir des fré quences, transformer des é nergies, tournoyer des volants – comment aurais‑ je pu survivre? Ils m'auraient affronté, poussé s par les Seigneurs du Monde qui les avaient voulus pour parler de l'erreur de la cré ation, dispositifs inutiles, idoles des maî tres du bas univers – comment aurais‑ je pu ré sister sans vaciller?

Il fallait que je m'en aille, que je m'en aille, tout é tait une pure folie, j'é tais en train de tomber dans le jeu qui avait fait perdre la raison à Jacopo Belbo, moi, l'homme de l'incré dulité...

 

Je ne sais pas si l'autre soir j'ai bien fait de rester. Sinon je connaî trais aujourd'hui le dé but mais pas la fin de l'histoire. Ou bien je ne serais pas ici, comme je le suis à pré sent, isolé sur cette colline tandis que les chiens aboient au loin, là ‑ bas dans la vallé e, à me demander si c'é tait vraiment la fin, ou si la fin doit encore venir.

 

J'ai dé cidé de continuer. Je suis sorti de l'é glise en prenant sur la gauche à cô té de la statue de Gramme et en empruntant une galerie. J'é tais dans la section des chemins de fer: les modè les ré duits multicolores de locomotives et de wagons me semblè rent des jouets rassurants, morceaux d'une Bengodi pour Pinocchio, d'une hollandaise Madurodam, d'une Italie en Miniature, d'une Mirapolis... Je m'habituais maintenant à cette alternance d'angoisse et de familiarité, terreur et dé senchantement (au vrai, n'est‑ ce pas là un dé but de maladie? ) et je me dis que les visions de l'é glise m'avaient troublé parce que j'y arrivais sous le charme des pages de Jacopo Belbo, que j'avais dé chiffré es au prix de mille manigances é nigmatiques – et que pourtant je savais fictives. J'é tais dans un musé e de la technique, me disais‑ je, tu es dans un musé e de la technique, une chose honnê te, peut‑ ê tre un peu obtuse, mais un royaume de morts inoffensifs, tu sais comment sont les musé es, personne n'a jamais é té dé voré par la Joconde – monstre androgyne, Mé duse pour les seuls esthè tes – et tu seras encore moins dé voré par la machine de Watt, qui ne pouvait é pouvanter que les aristocrates ossianiques et né ogothiques, raison pour quoi elle apparaî t si pathé tiquement compromissoire, toute fonction et é lé gances corinthiennes, manivelle et chapiteau, chaudiè re et colonne, roue et tympan. Jacopo Belbo, fû t‑ ce de loin, cherchait à m'entraî ner dans le piè ge hallucinatoire qui l'avait perdu. Il faut, me disais‑ je, se conduire en scientifique. A‑ t‑ on vu le vulcanologue brû ler comme Empé docle? Frazer fuyait‑ il traqué dans le bois de Né mi? Allez, tu es Sam Spade, d'accord? Tu dois seulement ratisser les bas‑ fonds, c'est l' mé tier. La femme qui t'a mis le grappin dessus, elle doit mourir avant la fin, et si possible par té zigue. Bye‑ bye Emily, ç 'a é té beau, mais tu é tais un automate sans cœ ur.

 

 

Le hasard veut cependant que, à la galerie des transports, fasse suite le hall de Lavoisier, donnant sur l'escalier monumental qui monte aux é tages supé rieurs.

Ce jeu de châ sses sur les cô té s, cette sorte d'autel alchimique au centre, cette liturgie de macumba civilisé e du XVIIIe siè cle, n'é taient pas un effet de disposition fortuite mais stratagè me symbolique, au contraire.

En premier lieu, l'abondance de miroirs. S'il y a un miroir, c'est un stade humain, tu veux te voir. Et là, tu ne te vois pas. Tu te cherches, tu cherches ta position dans l'espace où le miroir te dise « tu es ici, et c'est toi », et tu te mets à souffrir é normé ment, et à t'angoisser, parce que les miroirs de Lavoisier, qu'ils soient concaves ou convexes, te dé ç oivent, te raillent: en reculant, tu te trouves, puis tu te dé places, et tu te perds. Ce thé â tre catoptrique avait é té disposé pour t'enlever toute identité et te rendre incertain du lieu où tu te trouves. Comme pour te dire: toi tu n'es pas le Pendule, ni dans le lieu du Pendule. Et cette incertitude s'empare non seulement de toi mais des objets mê mes placé s entre toi et un autre miroir. Certes, la physique sait te dire ce qui arrive et pourquoi: place un miroir concave qui recueille les rayons é manant de l'objet – en ce cas un alambic sur une marmite de cuivre – et le miroir renverra les rayons incidents de faç on que tu ne voies pas l'objet, avec ses contours pré cis, dans le miroir, mais que tu en aies une intuition fantomatique, é vanescente, suspendue en l'air et renversé e, hors du miroir. Naturellement il suffit que tu te dé places un tout petit peu et l'effet disparaî t.

Mais c'est alors que, soudain, je me vis moi, à l'envers, dans un autre miroir.

Insoutenable.

Que voulait dire Lavoisier, que voulaient suggé rer les metteurs en scè ne du Conservatoire? C'est depuis le Moyen Age arabe, depuis Alhazen, que nous connaissons toutes les magies des miroirs. Valait‑ il la peine de faire l'Encyclopé die, et le Siè cle des Lumiè res, et la Ré volution, dans le but d'affirmer qu'il suffit de flé chir la surface d'un miroir pour basculer dans l'imaginaire? Et n'est‑ ce pas une illusion du miroir normal, l'autre qui te regarde, condamné à l'é tat de gaucher perpé tuel, chaque matin quand tu te rases? Valait‑ il la peine de ne te dire que ç a, dans cette salle, ou ne te l'a‑ t‑ on pas dit pour te suggé rer de regarder tout le reste de faç on diffé rente, les vitrines, les instruments qui font semblant de cé lé brer les origines de la physique et de la chimie des Lumiè res?

Masque en cuir de protection pour les expé riences de calcination. Sans blague? Et blague à part, le monsieur des bougies sous la cloche s'affublait de ce masque de rat d'é gout, de cette parure d'envahisseur extraterrestre, pour ne pas s'irriter les yeux? Oh, how delicate, doctor Lavoisier. Si tu voulais é tudier la thé orie ciné tique des gaz, pourquoi reconstruire avec tant d'entê tement le petit é olipile, un menu bec sur une sphè re qui, chauffé e, tourne en vomissant de la vapeur, quand le premier é olipile avait é té construit par Hé ron, au temps de la Gnose, comme mé canisme d'appui pour les statues parlantes et les autres prodiges des prê tres é gyptiens?

Et qu'est‑ ce que c'é tait, cet appareil pour l'é tude de la fermentation putride, 1789, belle allusion aux puants bâ tards du Dé miurge? Une sé rie de tubes de verre qui, d'un uté rus en forme de bulle, passent à travers des sphè res et des conduits, soutenus par des fourches, à l'inté rieur de deux flacons, et, de l'un, transmettent quelque essence à l'autre par des serpentins qui dé bouchent sur le vide... Fermentation putride? Balneum Mariae, sublimation de l'hydrargyre, mysterium conjunctionis, production de l'É lixir!

Et la machine pour é tudier la fermentation (encore) du vin? Un jeu d'arcs de cristal qui va d'athanor à athanor, en sortant d'un alambic pour finir dans un autre? Et ces lorgnons, et la minuscule clepsydre, et le petit é lectroscope, et la lentille, et le petit couteau de laboratoire qui ressemble à un caractè re cuné iforme, la spatule avec levier d'é jection, la lame de verre, le creuset en argile ré fractaire de trois centimè tres pour produire un homunculus à dimension de gnome, uté rus infinité simal pour clonismes infimes, les boî tes d'acajou pleines de petits sachets blancs, comme des cachets d'apothicaire de village, enveloppé s dans des parchemins sillonné s de caractè res intraduisibles, avec des spé cimens miné ralogiques (à ce qu'on dit), en vé rité des fragments du Suaire de Basilide, des reliquaires avec le pré puce d'Hermè s Trismé giste, et le marteau de tapissier, long et mince, pour frapper le dé but d'un trè s bref jour du Jugement dernier, une enchè re de quintessences devant se dé rouler entre le Petit Peuple des Elfes d'Avalon et l'ineffable petit appareil pour l'analyse de la combustion des huiles, les globules de verre disposé s en pé tales de trè fles à quatre feuilles, plus des trè fles à quatre feuilles relié s l'un à l'autre par des tubes d'or, et les trè fles à quatre feuilles à d'autres tubes de cristal, et ces derniers à un cylindre cuivreux, et puis – à pic en bas – un autre cylindre d'or et de verre, et d'autres tubes, incliné s, appendices pendants, testicules, glandes, excroissances, crê tes... C'est ç a la chimie moderne? Et c'est pour ç a qu'il fallait guillotiner l'auteur, quand cependant rien ne se cré e et rien ne se dé truit? Ou alors on l'a tué pour le faire taire sur ce que, mine de rien, il ré vé lait, comme Newton qui dé ploya les ailes de son gé nie mais continuait à mé diter sur la Kabbale et sur les essences qualitatives?

 

La salle Lavoisier est un aveu, un message chiffré, un é pitomé du Conservatoire tout entier, dé rision de l'orgueil des esprits forts, de la raison moderne; murmure d'autres mystè res. Jacopo Belbo avait raison, la Raison avait tort.

Je hâ tais le pas, l'heure pressait. Voici le mè tre, et le kilo, et les mesures, fausses garanties de garantie. Je l'avais appris de la bouche d'Agliè, que le secret des Pyramides se ré vè le si on ne les calcule pas en mè tres, mais en coudé es. Voici les machines arithmé tiques, triomphe fictif du quantitatif, en vé rité promesse des qualité s occultes des nombres, retour aux origines du Notarikon des rabbins en fuite à travers les landes de l'Europe. Astronomie, horloges, automates, attention de ne pas m'attarder parmi ces nouvelles ré vé lations. J'é tais en train de pé né trer au cœ ur d'un message secret en forme de Theatrum rationaliste, vite vite, j'explorerais aprè s, entre la fermeture et minuit, ces objets qui, dans la lumiè re oblique du couchant, prenaient leur vraie physionomie, des silhouettes, pas des instruments.

En haut, je traverse les salles des mé tiers, de l'é nergie, de l'é lectricité, aussi bien dans ces vitrines je n'aurais pas pu me cacher. Au fur et à mesure que je dé couvrais ou saisissais par intuition le sens de ces sé ries, j'é tais pris par l'anxié té de n'avoir pas le temps de trouver la cachette pour assister à la ré vé lation nocturne de leur raison secrè te. Maintenant je me dé plaç ais en homme traqué – par ma montre et par l'horrible avancé e du nombre. La terre tournait, inexorable, l'heure approchait, d'ici peu on me chasserait.

 

Jusqu'au moment où, ayant parcouru la galerie des dispositifs é lectriques, j'arrivai à la petite salle des verres. Par quel illogisme avait‑ on disposé qu'au‑ delà des appareils les plus avancé s et coû teux de l'ingé niosité moderne il dû t se trouver une zone ré servé e à des pratiques qui furent connues des Phé niciens, il y a des millé naires? Salle mé langé e que celle‑ ci, où alternaient porcelaines chinoises et vases androgynes Lalique, poteries, baccaroteries, et au fond, dans une châ sse é norme, grandeur nature et à trois dimensions, un lion qui tuait un serpent. La raison apparente de cette pré sence é tait que le groupe figuré avait é té entiè rement ré alisé en pâ te de verre; mais il devait y avoir une autre raison, emblé matique celle‑ là... Je cherchais à me rappeler où j'avais dé jà aperç u cette image. Et puis je me souvins. Le Dé miurge, l'odieux produit de la Sophia, le premier archonte, Ildabaoth, le responsable du monde et de son radical dé faut, avait la forme d'un serpent et d'un lion, et ses yeux jetaient une lumiè re de feu. Le Conservatoire tout entier é tait peut‑ ê tre une image du processus infâ me à cause de quoi, de la plé nitude du premier principe, le Pendule, et de l'é clat du Plé rome, d'é ons en é ons, l'Ogdoade se dé lite et on parvient au royaume cosmique où rè gne le Mal. Mais alors, ce serpent, et ce lion, me signifiaient que mon voyage initiatique – hé las à rebours – é tait dé sormais terminé, et que d'ici peu je reverrais le monde, non point tel qu'il doit ê tre, mais tel qu'il est.

Et en effet, je remarquai que dans l'angle droit, contre une fenê tre, se trouvait la gué rite du Pé riscope. J'entrai. Je me trouvai devant une plaque de verre, comme un tableau de bord sur lequel je voyais se dé rouler les images d'un film, trè s floues, une section de ville. Puis je me rendis compte que l'image é tait projeté e par un autre é cran, situé au‑ dessus de ma tê te, où elle apparaissait à l'envers, et ce second é cran é tait l'oculaire d'un pé riscope rudimentaire, fait pour ainsi dire de deux grosses boî tes encastré es à angle obtus, avec la boî te la plus longue qui s'avanç ait en guise de tube hors de la gué rite, sur ma tê te et dans mon dos, atteignant une fenê tre supé rieure d'où, certainement par un jeu inté rieur de lentilles qui lui consentait un grand angle de vision, il captait les images exté rieures. Calculant le parcours que j'avais fait en montant, je compris que le pé riscope me permettait de voir l'exté rieur comme si je regardais par les vitraux supé rieurs de l'abside de Saint‑ Martin – comme si je regardais, accroché au Pendule, derniè re vision d'un pendu. J'adaptai mieux ma pupille à cette image blafarde: je pouvais maintenant voir la rue Vaucanson, sur laquelle donnait le choeur, et la rue Conté, qui prolongeait idé alement la nef. La rue Conté dé bouchait sur la rue Montgolfier à gauche et la rue de Turbigo à droite, deux bars aux coins, Le Week End et La Rotonde, et droit devant une faç ade sur laquelle se dé tachait l'inscription, que je dé chiffrai non sans difficulté, LES CRÉ ATIONS JACSAM. Le pé riscope. Pas si é vident que ç a, qu'il fû t dans la salle des verreries au lieu de se trouver dans celle des instruments d'optique, signe qu'il é tait important que la prospection de l'exté rieur advî nt dans cet endroit, avec cette orientation‑ là, mais je ne comprenais pas les raisons du choix. Pourquoi ce cubiculum, positiviste et vernien, à cô té du rappel emblé matique du lion et du serpent?

En tout cas, si j'avais la force et le courage de passer là encore quelques dizaines de minutes, peut‑ ê tre le gardien ne me verrait‑ il pas.

 

 

Et sous‑ marin je restai pendant une duré e qui me sembla trè s longue. J'entendais les pas des retardataires, le pas des derniers gardiens. Je fus tenté de me tapir sous le tableau de bord, pour mieux é chapper à un é ventuel coup d'œ il distrait, puis je me retins parce que, en demeurant debout, à supposer qu'on me dé couvrî t, j'aurais toujours pu faire semblant d'ê tre un visiteur absorbé, planté là pour jouir du prodige.

Peu aprè s les lumiè res s'é teignirent et la salle s'enveloppa de pé nombre, la gué rite devint moins sombre, faiblement é clairé e par l'é cran que je continuais à fixer parce qu'il repré sentait mon ultime contact avec le monde.

La prudence voulait que je reste planté sur mes pieds, et si les pieds me faisaient mal, accroupi, au moins pendant deux heures. L'heure de la fermeture pour les visiteurs ne coï ncide pas avec celle de la sortie des employé s. Je fus pris de terreur en pensant au nettoyage: et si on avait commencé maintenant à astiquer toutes les salles, dans les moindres recoins? Et puis je pensai que, le musé e ouvrant tard le matin, le personnel de service travaillerait à la lumiè re du jour et pas le soir venu. Il devait en aller ainsi, du moins dans les salles supé rieures, parce que je n'entendais plus passer personne. Rien que des bourdonnements lointains, quelques bruits secs, peut‑ ê tre des portes qui se fermaient. Il fallait que je reste immobile. J'aurais le temps de regagner l'é glise entre dix et onze heures, peut‑ ê tre aprè s, car les Seigneurs ne devaient venir que vers minuit.

A ce moment‑ là, un groupe de jeunes sortait de la Rotonde. Une fille passait dans la rue Conté, en tournant dans la rue Montgolfier. Ce n'é tait pas un quartier trè s fré quenté, ré sisterais‑ je des heures et des heures en regardant le monde insipide que j'avais derriè re moi? Mais si le pé riscope é tait ici, n'aurait‑ il pas dû m'envoyer des messages d'une certaine et secrè te importance? Je sentais venir l'envie d'uriner: il fallait que je n'y pense pas, c'é tait nerveux.

Que de choses vous viennent à l'esprit quand vous ê tes seul et clandestin dans un pé riscope. Ce doit ê tre la sensation de qui se cache dans la soute d'un navire pour é migrer loin. De fait, le but final devait ê tre la statue de la Liberté, avec le diorama de New York. J'aurais pu me laisser surprendre par la somnolence, peut‑ ê tre aurait‑ ce é té un bien. Non, j'aurais pu me ré veiller trop tard...

Le plus à craindre aurait é té une crise d'angoisse: quand vous avez la certitude que dans un instant vous allez crier. Pé riscope, submersible, bloqué sur le fond, peut‑ ê tre autour de vous dé jà nagent les grands poissons noirs des abysses, et vous ne les voyez pas, et vous seul savez que l'air est en train de vous manquer...

Je respirai profondé ment plusieurs fois. Concentration. L'unique chose qui, en ces moments‑ là, ne vous trahit pas, c'est la liste des commissions. Revenir aux faits, les é numé rer, en dé terminer les causes, les effets. J'en suis arrivé là pour ç a, et pour cet autre motif...

Surgirent les souvenirs, clairs, pré cis, ordonné s. Les souvenirs des trois derniers jours fré né tiques, puis des deux derniè res anné es, entremê lé s avec les souvenirs de quarante ans en arriè re, comme je les avais retrouvé s en violant le cerveau é lectronique de Jacopo Belbo.

 

Je me souviens (et je me souvenais), pour donner un sens au dé sordre de notre cré ation raté e. A pré sent, comme l'autre soir dans le pé riscope, je me contracte en un point lointain de mon esprit pour qu'en é mane une histoire. Comme le Pendule. Diotallevi me l'avait dit, la premiè re sefira est Ké té r, la Couronne, l'origine, le vide primordial. Il cré a d'abord un point, qui devint la Pensé e, où il dessina toutes les figures... Il é tait et n'é tait pas, enfermé dans le nom et é chappé au nom, il n'avait encore d'autre nom que « Qui? », pur dé sir d'ê tre appelé par un nom... Au commencement, il traç a des signes dans l'aura, une flamme sombre surgit de son fond le plus secret, comme une brume sans couleur qui donnerait forme à l'informe, et sitô t qu'elle commenç a à s'é tendre, se forma en son centre une source jaillissante de flammes qui se dé versè rent pour é clairer les sefirot infé rieures, en bas jusqu'au Royaume.

Mais peut‑ ê tre dans ce tsimtsum, dans cette retraite, dans cette solitude, disait Diotallevi, y avait‑ il dé jà la promesse du retour.

 

 

HOKHMA

 

In hanc utilitatem clementes angeli saepe figuras, characteres, formas et voces invenerunt proposuerunt‑ que nobis mortalibus et ignotas et stupendas nullius rei iuxta consuetum linguae usum significativas, sed per rationis nostrae summam admirationem in assiduam intelligibilium pervestigationem, deinde in illorum ipsorum venerationem et amorem inductivas. illorum

Johannes REUCHLIN, De arte cabalistica, Hagenhau, 1517, III.

C'é tait deux jours avant. Ce jeudi‑ là je paressais au lit sans me dé cider à me lever. Arrivé la veille, dans l'aprè s‑ midi, j'avais té lé phoné à la maison d'é dition. Diotallevi se trouvait toujours à l'hô pital, et Gudrun avait é té pessimiste: toujours pareil, c'est‑ à ‑ dire toujours plus mal. Je n'osais pas lui faire une visite.

Quant à Belbo, il n'é tait pas au bureau. Gudrun m'avait dit qu'il avait té lé phoné en expliquant qu'il devait s'absenter pour des raisons familiales. Quelle famille? Le curieux, c'est qu'il avait emporté avec lui le word processor – Aboulafia, comme il l'appelait dé sormais – et l'imprimante. Gudrun m'avait dit qu'il l'avait pris chez lui pour terminer un travail. Pourquoi se donner tant de mal? Ne pouvait‑ il é crire au bureau?

Je me sentais sans patrie. Lia et le petit ne reviendraient que la semaine suivante. La veille au soir j'avais fait un saut chez Pilade, mais je n'avais trouvé personne.

Je fus ré veillé par le té lé phone. C'é tait Belbo, avec une voix alté ré e, lointaine.

« Alors? D'où appelez‑ vous? Je vous portais disparu au Chemin des Dames, en 18...

– Ne plaisantez pas, Casaubon, c'est sé rieux. Je suis à Paris.

– Paris? Mais c'est moi qui devais y aller! C'est moi qui dois enfin visiter le Conservatoire!

– Ne plaisantez pas, je vous le ré pè te. Je suis dans une cabine... non, dans un bar, en somme, je ne sais pas si je peux parler longtemps...

– S'il vous manque des jetons, appelez en P. C. V. Je ne bouge pas, j'attends.

– Il ne s'agit pas de jetons. Je suis dans le pé trin. » Il commenç ait à parler rapidement, pour ne pas me laisser le temps de l'interrompre. « Le Plan. Le Plan est vrai. S'il vous plaî t, ne me dites pas des é vidences. Je les ai à mes trousses.

– Mais qui? » J'avais encore du mal à comprendre.

« Les Templiers, parbleu, Casaubon, je sais que vous ne voudrez pas le croire, mais tout é tait vrai. Ils pensent que j'ai la carte, ils m'ont coincé, ils m'ont contraint de venir à Paris. Samedi, à minuit, ils me veulent au Conservatoire, samedi – vous comprenez – la nuit de la Saint Jean... » Il parlait de faç on dé cousue, et je n'arrivais pas à le suivre. « Je ne veux pas y aller, j'ai pris la fuite, Casaubon, ils n'hé siteront pas à me tuer. Il faut que vous avertissiez De Angelis – non, De Angelis, c'est inutile – pas de police, je vous en prie...

– Et alors?

– Et alors, je ne sais pas, lisez les disquettes, sur Aboulafia, ces derniers jours j'y ai tout mis, ce qui s'est passé au cours du dernier mois aussi. Vous n'é tiez pas là, je ne savais pas à qui raconter, j'ai é crit pendant trois jours et trois nuits... É coutez‑ moi, allez au bureau, dans le tiroir de ma table il y a une enveloppe avec deux clefs. La grosse, n'en tenez pas compte, c'est celle de ma maison de campagne, mais la petite est celle de mon appartement de Milan, allez‑ y et lisez tout, ensuite vous dé ciderez vous, ou bien nous en parlons, mon Dieu, je ne sais vraiment que faire...

– D'accord, je lis. Mais aprè s, je vous retrouve où ?

– Je ne sais pas, ici je change d'hô tel chaque nuit. Disons que vous faites tout aujourd'hui et puis vous m'attendez chez moi demain matin, j'essaie de vous rappeler, si je peux. Mon Dieu, le mot de passe... »

J'entendis des bruits, la voix de Belbo s'approchait et s'é loignait avec une intensité variable, comme si quelqu'un cherchait à lui arracher le combiné.

« Belbo! Qu'est‑ ce qui arrive?

– Ils m'ont trouvé, le mot.., »

Un coup sec, comme un coup de feu. Ce devait ê tre le combiné qui, en tombant, avait heurté le mur ou ces tablettes placé es sous le té lé phone. Remue‑ mé nage. Puis le clic du combiné raccroché. Sû rement pas par Belbo.

 

Je me mis aussitô t sous la douche. Il fallait que je me ré veille. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. Le Plan é tait vrai? Quelle absurdité, c'est nous qui l'avions inventé. Qui avait capturé Belbo? Les Rose‑ Croix, le comte de Saint‑ Germain, l'Okhrana, les Chevaliers du Temple, les Assassins? A ce point‑ là, tout é tait possible, é tant donné que tout é tait invraisemblable. Il se pouvait que Belbo eû t le cerveau qui ne tournait plus rond, il é tait si tendu les derniers temps, et je ne comprenais pas si c'é tait à cause de Lorenza Pellegrini ou parce qu'il é tait de plus en plus fasciné par sa cré ature – ou mieux, le Plan nous appartenait, à moi, à lui, à Diotallevi, mais c'é tait lui qui paraissait mordu, dé sormais, au‑ delà des limites du jeu. Inutile de bâ tir des hypothè ses. Je me rendis à la maison d'é dition, Gudrun m'accueillit avec des observations acides sur le fait que maintenant elle é tait seule à mener l'entreprise, je me pré cipitai dans le bureau, trouvai l'enveloppe, courus à l'appartement de Belbo.

 

Odeur de renfermé, de mé gots rances, partout des cendriers remplis, dans la cuisine l'é vier é tait plein d'assiettes sales, la poubelle encombré e de boî tes de conserve é ventré es. Dans son bureau, trois bouteilles de whisky sur un rayon, une quatriè me contenait encore deux doigts d'alcool. C'é tait l'appartement de quelqu'un qui y avait passé les derniers jours sans sortir, mangeant ce qui lui tombait sous la main, travaillant comme un fou furieux, en intoxiqué.

Il y avait deux piè ces en tout, encombré es de livres entassé s dans chaque coin, avec les é tagè res qui s'incurvaient sous le poids. Je vis aussitô t la table avec le computer, l'imprimante, les fichiers à disquettes. De rares tableaux dans les rares espaces non occupé s par les é tagè res, et juste devant la table une estampe du XVIIe siè cle, une reproduction soigneusement encadré e, une allé gorie que je n'avais pas remarqué e un mois plus tô t, quand j'é tais monté ici boire une biè re, avant de partir en vacances.

Sur la table, une photo de Lorenza Pellegrini, avec une dé dicace aux caractè res minuscules et enfantins. On ne voyait que son visage, mais le regard, rien qu'à voir son regard j'en é tais troublé. Par un mouvement de dé licatesse (ou de jalousie? ) je retournai la photo sans lire la dé dicace.

Il y avait des feuillets. Je cherchai quelque chose d'inté ressant, mais il ne s'agissait que d'é tats imprimé s, devis é ditoriaux. Pourtant au milieu de ces documents je trouvai l'imprimé d'un file qui, à en juger par la date, devait remonter aux premiè res expé riences avec le word processor. De fait, il s'intitulait « Abou ». Je me rappelais l'é poque où Aboulafia avait fait son apparition dans la maison d'é dition, l'enthousiasme presque infantile de Belbo, les grommellements de Gudrun, les traits d'ironie de Diotallevi.

« Abou » avait sû rement é té la ré ponse privé e de Belbo à ses dé tracteurs, une farce estudiantine, de né ophyte, mais cela en disait long sur la fureur combinatoire avec laquelle Belbo s'é tait approché de la machine. Lui qui affirmait toujours, avec son sourire pâ le, que, du moment où il avait dé couvert son impossibilité à ê tre un protagoniste, il avait dé cidé d'ê tre un spectateur intelligent – inutile d'é crire si on n'a pas une motivation sé rieuse, mieux vaut ré crire les livres des autres, c'est ce que fait le bon conseiller é ditorial – et il avait trouvé dans cette machine une sorte d'hallucinogè ne, il s'é tait mis à laisser courir ses doigts sur le clavier comme s'il faisait des variations sur la Lettre à É lise, assis devant le vieux piano de chez lui, sans peur d'ê tre jugé. Il ne pensait pas cré er: lui, si terrorisé par l'é criture, il savait qu'il ne s'agissait pas là de cré ation, mais d'un essai d'efficacité é lectronique, d'un exercice de gymnastique. Cependant, oubliant ses fantasmes habituels, il trouvait dans ce jeu la formule pour exercer ce retour d'adolescence qui est propre au quinquagé naire. En tout cas, et en quelque sorte, son pessimisme naturel, sa difficile reddition des comptes avec le passé, s'é taient é moussé s dans le dialogue avec une mé moire miné rale, objective, obé issante, irresponsable, transistorisé e, si humainement inhumaine qu'elle lui permettait de ne pas é prouver son mal de vivre habituel.

 

 



  

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