Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





Le baromètre



8.

Le baromè tre

Le baromè tre en é mail cloué à la fa§ade de la maison se casse la gueule. Comme moi. On dirait qu’il a essayé de s’extirper de ces murs trop peu solides pour lui. Il ne donne pas que la pression exté rieure, ce baromè tre Martini. Il donne le degré de l’ambiance familiale et de son é quilibre aussi. Il me montre que j’ai tout fait de travers. Il me raconte que mon dé part a é té un tremblement de terre qui a fragilisé tout ce qui jusque-là tenait debout.

 

Cali m’ouvre la porte avec entrain. Je meurs d’envie de l’é touffer de mes baisers. Elle est devenue la dueñ a de la maison, une vraie petite bonne femme. Mon absence a inversé les rô les, et je le dé plore. Au loin j’entends la machine à coudre d’André, pré cise et sans é motion, comme lui. Elle annonce l’intransigeance qu’il me ré serve.

Demain Cali aura quatre ans, et j’ai raté un huitiè me de son existence. C’est beaucoup. Ma fille est doté e d’un bagout qui n’est pas franchement de son â ge. Elle a cette intelligence de l’instinct, et un raisonnement dé jà trè s construit. Tant de choses m’é chappent en l’é coutant. Je devrais me ré jouir de ne pas trouver une enfant prostré e. Mais je souffre de me sentir dé possé dé e.


— Moi, je veux ê tre palé ontologue, pilote d’avion et ballerine. Je sais, c’est du boulot. J’ai pas peur. Et j’aurai plein d’enfants aussi. Et moi, je les laisserai jamais.

Elle a dé sormais la langue bien pendue. J’ai la sensation d’ê tre encore plus loin d’elle que je ne l’é tais à Madrid. Un mé lange de fierté, de peine et de joie s’entrechoquent dans mon ventre.

— Si tu es ma maman, alors pourquoi à l’é cole ils disent que je n’ai plus de maman? Une maman, §a donne des nouvelles. Avant tu é tais ma maman parce que quand tu es partie avec Juan tu m’é crivais tout le temps. Tu te souviens de Juan? Tu l’as laissé lui aussi, moi, je vais le voir chaque soir au cimetiè re. Parfois Tatie ne veut pas s’arrê ter, mais elle finit toujours par dire d’accord. C’est elle maintenant, ma maman.

Je dé marre silencieusement ma pé nitence. Ah, la culpabilité ! En voilà encore une belle, de nos spé cialité s, qui ne sert qu’à nous faire perdre du temps. Dé leste-toi de §a, mi cielo. Tire des le§ons de tes erreurs au lieu de t’apitoyer.

Petit à petit je regagnerai chaque millilitre de l’amour de ma fille, quitte à é cumer jusqu’à l’é puisement.

— Oui mais ma ché rie, regarde, je n’ai raté aucun de tes anniversaires. Demain, comme tous les ans, je te ferai le gâ teau que tu imagineras ce soir au coucher, dis-je, faussement joyeuse.

— Ah bon, on fait §a tous les ans? Je ne m’en souviens pas, ré pond- elle froidement.

Elle marque une pause. Je serre les dents. Elle reprend plus lé gè rement:

— Tu n’as pas raté mon anniversaire, mais tu as raté celui de Meritxell, celui de Tatie, et puis tu as raté le jour où nous avons dû aller dormir chez Madrina à cause des inondations…

Elle s’arrê te encore pour ré flé chir.

— Tu as raté la premiè re fois que j’ai fait du vé lo sans petites roues aussi. Et quand Papa s’est coupé le doigt. Tu as raté le bal du printemps, celui des cerises, celui de l’é té, celui des vendanges… Et tu as raté quand la maî tresse est tombé e devant l’é cole aussi. J’ai fait un dessin sur son


plâ tre. Le plus beau de tous ceux de la classe. Mais elle m’a quand mê me punie d’avoir poussé Ama à la cantine juste aprè s.

Elle regarde ses deux mains ouvertes devant elle. Tous les doigts sont dé plié s. Elle fronce les sourcils. Relè ve la tê te vers moi.

— Tu la connais ma maî tresse? Je la dé teste.

Dis donc, §a mouline là -dedans! Cela me ré conforte de voir qu’une idé e chasse l’autre à une vitesse folle dans sa jeune caboche.

— Bien sû r que je la connais. Je me souviens que Madrina avait peur qu’elle soit dure avec toi, alors pour que cela se passe bien, on avait ramassé des amandes que tu lui avais offertes le matin de la rentré e. Quand je suis venue te chercher on avait goû té celles qu’il restait dans mes poches et elles é taient si amè res qu’on avait tout craché en faisant la grimace. On avait ri comme des baleines sur le chemin du retour de l’é cole ce jour-là. Ç a y est, §a te revient?

— Non.

Elle est d’une sé vé rité absolue, planté e devant moi, consciente d’avoir le pouvoir. Pourtant je sens une premiè re faille. Ce souvenir lui rappelle quelque chose de doux et je peux le voir passer dans ses yeux. Elle s’est barricadé e pour ne pas souffrir, elle se protè ge de celle qui en lui donnant la vie s’est engagé e à la proté ger et qui a rompu son engagement. Il faudra du temps. Je m’accroche. J’en bave. Mais je n’en montre rien. Elle saura bien assez tô t que certaines douleurs sont si grandes que l’on n’a plus rien à donner, mê me à l’ê tre le plus cher à son cœ ur. Mes explications attendront.

— Bon… Eh bien il va falloir cré er de nouveaux souvenirs puisque ceux-là ont dé serté ta mé moire. Et la bonne nouvelle, c’est que nous avons une vie entiè re pour le faire! Ou presque…

Elle me regarde avec une curiosité mé fiante. Elle me maintient à distance, indiffé rente à mes é lans de maman. Quand je m’accroupis pour prendre sa main elle recule et la retire, se carapace. Je pense à ce proverbe qui dit « Cria cuervos y te sacará n los ojos (É lè ve des corbeaux et ils t’arracheront les yeux) ». Le plus dur, c’est que Cali est dé nué e de mé chanceté. Cruel monde de l’enfance… Quoique. Ta mè re en a gardé l’insolence bien au-delà. Elle a juste appris à la diriger vers d’autres.


Tous les matins j’ai hâ te d’enfiler mon costume de conquistador pour rompre ce terrible sentiment d’impuissance. Je languis jour et nuit aprè s les quelques heures où je reprends vie pour Cali. Elle va à l’é cole, alors en semaine, le temps ensemble est compté. Quarante minutes le matin, quarante-cinq à midi, et trois heures le soir. C’est si peu. Et mê me avec sept heures de sommeil et une maison à tenir, il reste toujours trop de temps pour penser…

Si Leonor et Carmen sont plutô t clé mentes, les langues du quartier ont dé versé des saleté s sur mon compte. Je peux lire le mé pris sur les visages quand je retourne en ville.

André travaille affreusement tard. Quand il est de repos, il emmè ne Cali faire de longues balades dans la garrigue auxquelles je n’ose pas me joindre. Je ne veux pas rompre l’é quilibre qu’ils ont trouvé. Il va falloir reconstruire piè ce par piè ce notre foyer. Je sais qu’André meurt d’envie de me tordre le cou. Il se contient et se tait pour sa fille. Je l’admire pour

§a. Je n’ai jamais ré ussi à dompter mes é motions. Une partie de moi refuse de grandir, car l’enfant en moi, c’est tout ce qui me reste de notre vie d’avant. De ce moment où j’avais encore un chez-moi. Un vrai.

Quand nous sommes tous les trois, André reprend chacun de mes gestes envers Cali.

— Non elle ne prend plus §a au petit dé jeuner. — Ne plie pas les draps comme §a, Cali n’aime pas quand §a plisse. — Non, rentrez directement, elle n’aime plus aller au parc aprè s l’é cole, elle pré fè re jouer ici.

— Arrê te de lui faire ses lacets, elle y arrive toute seule. — Non, cette jupe la serre, mets-lui celle-là.

Je n’ai aucune prise sur cette vie qui n’est plus la mienne. J’en suis spectatrice. Des mois s’é tirent sans qu’ils me regardent jamais dans les yeux, ou alors par inadvertance. Dans ce cas ils se reprennent tout de suite, comme s’ils avaient peur que m’aimer à nouveau signifie souffrir à nouveau.

Tout mon amour à sens unique, je le mets dans ma cuisine. Je compte sur le contenu de mes casseroles pour reconqué rir ma famille. Aux fourneaux, les mains de ma mè re é taient d’une agilité et d’une minutie rares. Les miennes ne sont pas mal non plus. Elles font ressurgir l’Espagne et tout ce que j’aime en elle. Ail. Partout. Tomate. Cebolla. Safran. Poivron. Fleur d’oranger. Piment. Cannelle. Jasmin. Avec


parcimonie. J’improvise, je goû te, pour les surprendre et leur plaire. Je m’é vertue à retrouver les saveurs de la cuisine de ma grand-mè re et de ma mè re. Ma fa§on à moi de pré senter celles qui m’ont faite à Cali et à son pè re. Quand je trouve le dé tail manquant, c’est une fê te. En pré parant tous ces plats, je leur parle à mes mortes, §a m’allè ge. Puis me ruine. Car si les assiettes sont toujours vides, les bouches le sont aussi du moindre mot doux.

Quand je ne suis pas là, c’est diffé rent. Pendant l’histoire du soir, je ne ré siste pas à coller mon oreille derriè re la porte pour profiter du moment si particulier et pré cieux du coucher qui m’est refusé. Cali est douce quand l’obscurité vient la dé tendre. C’est bon d’entendre mon joli ouragan devenir une brise dé licate en attendant le marchand de sable. Elle donne un « je t’aime Papa » à chaque page tourné e. Son pè re ré pond par des « je t’aime » lui aussi. À moi, il ne l’a jamais dit. Je ne savais pas qu’il en é tait capable.

Ces deux-là ont la revanche coriace comme du chiendent… Face à eux, à table notamment, le silence ré veille ma culpabilité. Souvent mon cœ ur s’accé lè re et je sors le vider de ces millions de larmes qui risquent de le sclé roser. Il ne faudrait pas que §a finisse par l’empê cher d’aimer.

Parfois, au contraire, je bouillonne, bouche cousue. Qu’est-ce qu’il croit? Cette enfant a grandi dans mes chairs, et je sais que les six mois qui viennent de s’é couler n’y changeront rien. Tu auras beau te raconter l’histoire qui te convient André, celle que j’ai commencé e avec ma fille neuf mois avant toi, tu ne pourras pas me la voler.

Il ré cuse mes mea culpa autant qu’il ré siste à m’accorder son pardon. Il continue à refuser d’é voquer Juan. Et quand j’insiste, il sait si bien où appuyer…

— Le premier mois de ton absence, Cali est allé e tous les matins et tous les soirs à la boî te aux lettres en espé rant un signe de toi.

 

La mise à l’é preuve durera trois longues anné es, c’est le café qui nous a sauvé s. Et mon courage un peu aussi. L’atelier dans lequel travaillait André venait d’annoncer sa fermeture. J’ai croisé la sœ ur de Madrina dans la rue, elle vivait à quarante kilomè tres mais passait de temps en temps à l’immeuble. Quand je lui ai donné de nos nouvelles et raconté


pour André, elle a parlé d’un commerce qui se vendait une bouché e de pain dans son village. Une famille le tenait, mais il n’y avait pas plus long poil dans la main que ceux qui avaient poussé dans les leurs. D’ailleurs tous les habitants s’en plaignaient. J’ai dé cidé que c’é tait un signe. Nous avions nos dé fauts, mais nous é tions vaillants, ton grand-pè re et moi. Travailleurs et courageux. Ce challenge é tait pour nous. Cali avait sept ans quand j’ai acheté le café sur un coup de tê te. Ma Vierge noire a dû se sentir plus lé gè re que jamais. Dix ans d’é conomies sur le tapis et le tour é tait joué. J’ai mis André devant le fait accompli. Je lui ai dit que je ferais le trajet tous les jours s’il le fallait, que j’é tais prê te à tout pour ce projet. Il a suivi bon gré mal gré, parce que Cali é tait en joie de quitter la ville pour la campagne et parce qu’il avait peur de se confronter au vide. Nous avons dé mé nagé quelques semaines plus tard.

Elle é tait douce la vie au café de Marseillette. C’é tait aussi un restaurant de quarante couverts, une pompe à essence, un tabac-presse, loto… En commen§ant cette nouvelle vie ensemble, nous nous sommes retrouvé es avec Cali. Ce cadre nous a é panouies comme deux fleurs sous le soleil et la pluie aprè s une longue privation de lumiè re et d’eau. Quitter l’immeuble nous avait plongé es dans un grand isolement. Nous é tions des ê tres pourtant si sociables ta mè re et moi, si curieuses de l’autre, si sensibles à la diffé rence, aux histoires, avec un petit et un grand H. Alors ce café, quel terrain de jeu pour nous! Moi, je retrouvais l’ambiance de l’immeuble et de la communauté, avec en prime la certitude que ceux qui entraient ne nous voulaient pas de mal. Ils venaient consommer simplement, ou é changer quelques mots. Cela ne choquait personne que tous les prê cheurs se retrouvent au café pour l’apé ro aprè s l’office le dimanche midi par exemple. Mê me le curé venait parfois se jeter un pastis avec ses congé nè res. On le respectait, tout en n’en pensant pas moins sur les pré ceptes de sa maison de Dieu à la noix.

Assez vite Carmen est venue travailler avec nous. Cette coquine nous l’a bien sû r joué « ma grandeur d’â me me perdra » quand André et moi lui avons demandé de l’aide, mais je savais qu’elle attendait impatiemment que je la sorte des pattes de Leonor et de Madrina. Elle a pris en charge le service en salle et au bar avec moi. Pobrecita, raté pour é chapper aux deux mamá s. À cô té de ses heures à l’hô pital, Leonor a commencé à venir pour se charger de la blanchisserie. Elle n’a pas ré sisté longtemps à l’ambiance de notre auberge espagnole et s’est


autoproclamé e aide-cuisiniè re. Le vendredi soir, quand il n’y avait plus personne, elle s’attablait avec quelques jeunes vé té rans du RCT qui se retrouvaient souvent chez nous. J’aimais regarder du coin de l’œ il ma sœ ur, faisant revivre les convictions de nos dé funts parents. Avec une mauvaise foi certaine, elle ré é crivait l’histoire pour ne faire briller que les nô tres. Je trouvais cela trè s beau. Elle s’accrochait à ce passé aussi blessant que cher à nos cœ urs et habituellement tu comme une honte.

Madrina venait tous les week-ends. Elle avait choisi la pompe à essence. Le meilleur poste pour faire des rencontres, selon elle. La Minervoise passait devant le café, alors on en drainait, du monde. Du touriste au poids-lourd. Il se disait qu’elle vendait de l’herbe avec la gazoline au village. Aprè s tout, le café se targuait de ré pondre à tous les besoins!

Toi, tu as connu la version é dulcoré e pour nos vieux os de ce café, mais quand nous l’avons investi, il se composait aussi d’un coin é picerie et d’un hô tel de neuf chambres, dont une que nous occupions tous les trois, ta mè re, André et moi. Nous en avions privatisé une autre qui servait tour à tour à chaque membre de la famille en cas de né cessité. Le dernier bus pour Narbonne partait à dix-neuf heures. Excellente excuse dont se servaient mes sœ urs pour ne pas rentrer chez elles. Chez nous, c’é tait plus exotique. Quand Leonor et Meritxell restaient dormir, c’é tait la purge pour Carmen. La nuit, elle utilisait cette chambre en cachette, avec ses multiples amoureux. André et moi faisions semblant de ne pas voir. Il n’aimait pas que ma petite sœ ur profite de toutes ses liberté s sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Moi, cela me rendait fiè re. Carmen avait passé tant d’anné es à ê tre tout ce que l’on attendait d’elle que la voir s’é manciper me ré jouissait. Contrairement à Leonor et moi, é ternelles dé raciné es, elle se sentait fran§aise. Depuis notre arrivé e à Narbonne, mes sœ urs et moi n’utilisions notre langue que dans l’intimité et exclusivement si le groupe se composait de purs sangs. Toutes les trois, ou juste avec el tí o Roberto et Madrina, nous nous en donnions à cœ ur joie. Mais mê me l’arrivé e d’André au milieu d’une conversation nous faisait repasser au fran§ais.

La magie de notre lieu, c’é tait d’estomper les frontiè res entre les cases autour d’un verre ou d’une partie de cartes. L’é chiquier n’é tait plus


qu’une formidable piste de danse, fondue à l’aquarelle, sur laquelle plus personne n’é tait prisonnier ni de son costume, ni de ses couleurs.

En quelques mois, ta mè re é tait devenue la mascotte de tout le village et des touristes. Elle chantait, elle dansait, elle improvisait de petits sketchs et trouvait toujours une audience à son é coute.

Je n’oublierai jamais le jour où nous avons ouvert. Cali é tait excité e comme si elle attendait les invité s de sa fê te d’anniversaire. Un samedi


1er


mai. Nous avions demandé à la mairie d’annoncer dans les haut-


parleurs du village l’ouverture des lieux quotidiennement la semaine qui pré cé dait. « ALLÔ ALLÔ, le café La Terrasse, 1, place de la Mairie, ouvrira ses portes le premier mai à neuf heures. Pé tantes. »

C’é tait un jour spé cial chez nous, le premier mai. Le 30 avril, les

« grands enfants » et adolescents se donnent rendez-vous à la nuit tombé e. La coutume est de vider jardins, terrasses et devants de portes de tout ce qui traî ne pour l’amener sur la place du village. Ceux qui ne veulent pas ê tre dé pouillé s de leurs biens doivent dé poser une bouteille ou des friandises devant chez eux à l’attention des petits voleurs. Ceux qui ne le font pas, plus joueurs, laissent les jeunes essayer de les piller. Ils doivent dans ce cas revenir le premier mai au matin sur la place du village pour ré cupé rer leurs chaises de jardin, pots de fleurs et autres vé los, hamacs, pergolas et balan§oires. Ils apportent à boire ou à manger pour libé rer leurs affaires. Du soir jusqu’au lendemain midi, des courses- poursuites à la trinquette, le village s’anime. Une anné e, ils ont mê me ré ussi à piquer une estafette tout en bas du village et à la remonter jusqu’à la place.

Ce matin-là, en levant le store de La Terrasse, mi amor, c’é tait quelque chose! Il y en avait partout. Tant et si bien que les jeunes avaient dû empiler des objets. Dé jà une vieille faisait le tour, une tarte entre les mains, pour retrouver les siens. Un jeune de quatorze ans ré coltait les offrandes. Les deux riaient ensemble. Plus personne n’avait d’â ge ou de classe, juste le mê me plaisir du jeu et du partage.

À dix heures, la place grouillait de monde. Le premier pé pé qui est entré au café, suivi de quelques autres, s’est adressé à moi en espagnol avec un large sourire.

Bienvenido en tu casa, cariñ o. Ya lo sabes, su casa es mi casa, y me lo voy a aprovechar (Bienvenue dans ta maison, ché rie. Ta maison est


ma maison et je vais bien en profiter)!

Deux des autres pé pé s ont ri avec lui, l’un a ajouté :

¡ NUESTRA casa, coñ o! (NOTRE maison, couillon! )

Les autres ne semblaient pas gê né s de ne rien comprendre, plus pré occupé s par trouver le meilleur coin pour la belote. La petite é quipe prit possession de cette table trente-sept ans durant, à ne se comprendre qu’à moitié dans un mé lange d’occitan, d’espagnol, d’arabe, de portugais et de fran§ais. Bien sû r, §a balan§ait aussi sur le voisin au café, et nous é tions aux premiè res loges, mais pas en fonction de ses origines ou de la couleur de son sang, et §a, §a faisait du bien.

Les pensionnaires et les habitué s é taient devenus une seconde famille. Nous avions accueilli une é quipe d’ouvriers pour trois mois, le temps de la reconstruction d’un barrage. Parmi eux, deux femmes qui s’aimaient en secret. Un fanatique du commandant Cousteau qui enseigna à Cali mille choses sur les baleines et les dauphins. Il y en avait mê me un qui ne disait qu’une seule phrase, en occitan: Escota quand plò u, « é coute la pluie tomber ». À son ton, on devinait qu’elle rempla§ait un s’il te plaî t, un bonjour, un merci. Peut-ê tre que toutes les autres suites de mots lui semblaient trop peu poé tiques. La sœ ur de Madrina tirait les tarots pour dix francs tous les premiers lundis du mois, ce qui attirait une faune particuliè re. Nous ne fê tions mê me plus les Noë ls chez Leonor tant cela nous peinait de fermer. Les plus isolé s auraient é té condamné s à rester seuls chez eux ces jours-là.

 

J’emmè ne Cali au bal du village une fois par mois. Elle danse avec son pè re de dix-huit heures à vingt heures. Tout y passe: valse, paso doble, tango et autre java, car l’orchestre propose du musette à l’heure de l’apé ritif. À vingt heures l’ambiance bascule, nous nous mettons dans un petit coin de la piste pour danser toutes les deux Cali et moi. Abandonné es à cette musique nouvelle qu’André ne comprend pas, plus rythmé e, plus riche, nous sommes en transe. En gé né ral une heure pour faire les folles comme elle dit, ensuite je rentre la coucher. Au café aussi nous dansons toutes les deux, quand tout le monde est parti.

Certains soirs, Cali partage la piste avec sa cousine Meritxell. Elles sont devenues de jolies jeunes filles, é clatantes, et leur complicité est


celle de deux sœ urs. Cela nous rapproche Leonor et moi. Vivre au café a bousculé mes peurs pour faire place à la confiance, en moi, en l’autre.

Le soir de la fê te du printemps, André reste exceptionnellement au bal aprè s vingt heures. Le muscat aidant peut-ê tre, il a l’air de me trouver jolie. Alors en rentrant je franchis fé brilement la limite imaginaire qui nous sé pare depuis la conception de Juan. C’est doux, simple et naturel comme deux personnes qui se connaissent depuis longtemps, mais animal aussi, comme deux personnes qui ne se connaissent plus. Je me remets à espé rer. Pas longtemps.

Heureusement que la vie va vite au café. On n’a pas le temps de s’apitoyer. Sauf sur le sort de ceux qui nous confient leurs chagrins et qui comptent sur nous pour en prendre soin. Ils sont nombreux de l’autre cô té du comptoir. Et ils ne sont pas avares de gentillesses avec leur petite Rita. Ton grand-pè re aussi est gentil avec moi à sa fa§on. Nos corps ont trouvé un langage au fil du temps, mais la complicité que nous retrouvons dans les draps ne dure pas. Ces brutaux retours à la ré alité me peinent.

 

Les histoires d’amour n’é taient pas toujours en demi-teinte chez nous. Parfois elles é taient intenses et vraies. C’est au café que ta mè re a rencontré ton pè re. Sans moi elle ne l’aurait jamais remarqué tant sa vie é tait dé jà bien remplie. Les cours de danse, le dessin, la pé tanque au club du village « La Boule Rouillé e », les belotes avec ses petits vieux le jeudi soir, puis ses copines… Cali n’avait jamais une minute. Heureusement que les hommes, §a me connaî t. Ben oui, le beau gosse qui passait dix fois par jour devant le café, torse bombé sur son vé lo tout dé glingué sans oser entrer, moi, je l’avais remarqué.

À l’inté rieur, j’interrogeais les clients. Personne ne le connaissait, il n’é tait pas d’ici.

— Mais enfin messieurs, je vous dis qu’il est là tous les mercredis, samedis et dimanches que Dieu fait depuis au moins six mois!

Ç a ricanait au café, m’accusant de faire beaucoup de bruit pour rien. Tu parles d’un rien. Sans ce rien, tu ne serais pas là. La commode non plus.

J’é tais seule au café le jour où j’ai enfin percé le mystè re. Tandis que je pestais en essuyant les verres, ton pè re a fait un incroyable vol plané au


milieu de la place. Je suis sortie en courant et j’ai essayé de le relever. Impossible toute seule. Il é tait bien amoché. Son vé lo aussi. Deux employé s municipaux sont sortis de la mairie et m’ont aidé e à l’installer au café pour le soigner. Pobrecito.

— Vous avez des rustines? J’ai une roue crevé e et §a m’inquiè te, j’ai quinze kilomè tres pour rentrer.

— Quinze kilomè tres? Attends que j’en aie fini avec tes plaies et il va falloir m’expliquer ce que tu fiches ici à tourner autour de chez nous depuis des mois.

J’é tais en train de finir le dernier bandage quand ta mè re est entré e. Lorsqu’elle a posé les yeux sur lui, j’ai cru qu’il allait tomber dans les pommes. Elle lui a souri. J’ai souri aussi en les regardant. Il ne me voyait plus.

Ton pè re avait quatorze ans. Ta mè re treize. Elle avait dé jà mille projets. Lui n’en avait qu’un: elle. Enfin, deux: ta mè re et la musique. Il jouait de la guitare acoustique. Elle trouvait §a ringard. Pour moi é videmment c’é tait une drô le de coï ncidence. J’ai peut-ê tre un peu poussé cette histoire à exister sans le vouloir. Il é tait si beau ton pè re! Et cette fa§on qu’il avait de regarder ta mè re. Il y avait tant de respect, d’admiration, de douceur. J’avais confiance en lui. Pourtant ta mè re lui en a fait voir tu sais, avant de lui accorder son attention. Et non je ne peux pas aller au bal avec toi car j’y vais avec ma cousine Meritxell. Et non je ne peux pas venir à ton concert, le dimanche aprè s-midi j’ai la pé tanque. Oui j’ai dé jà un partenaire en doublette, oui. Et non, je ne peux pas venir au ciné ma, ce soir j’é tudie. Quelle pimbê che. Cali é tait si brillante qu’elle n’en fichait pas une rame.

Elle s’est dé sinté ressé e de ton pè re jusqu’à ce qu’elle le voie sur scè ne. Deux ans plus tard, tout de mê me. Les jeunes avaient organisé un petit concert au café. L’un d’entre eux a invité ton pè re à jouer une chanson. Il est devenu blanc comme un linge et s’est enfoncé dans le public. En tentant de s’enfuir ton pè re est tombé sur les cantonniers qui l’ont emmené de force jusque derriè re le micro. Pris au piè ge, tê te baissé e, il a saisi une guitare. Je tremblais autant que lui. Le temps en avait fait mon petit proté gé. Il a accroché son regard au visage de ta mè re, comme si c’é tait l’unique chose qui pourrait lui donner le courage né cessaire, et s’est lancé. Dè s les premiers accords, la pulsation nous a tous emmené s.


Le son é tait chaud, le rythme chaloupé. J’observais ta mè re. Elle mourait de gê ne, mais je voyais bien que chaque note é tait douce sur sa peau, chaque mot une caresse à son cœ ur. Ce soir-là, Cali m’a demandé si elle pouvait retrouver ton pè re en ville le lendemain. J’ai dit oui, bien sû r. Quand elle est sortie j’ai mis un disque dans le juke-box. Je ne savais plus comment contenir ma joie alors je l’ai dansé e, seule, entre le billard et le flipper.

 

J’avais accroché le baromè tre à l’entré e du café la veille de l’ouverture. Cette fois-ci il a traversé les anné es sans l’ombre d’un mouvement. Il est resté cramponné à ce mur, droit comme un I, plus de trois dé cennies. Comme quoi il ne donnait pas que la pression exté rieure, ce baromè tre Martini. Il indiquait aussi ce que nos cœ urs blessé s affrontaient et parvenaient à surmonter.


 



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.